Si l’ouverture de cette nouvelle saison lyrique à l’Opéra de Paris a débuté avec Eliogabalo de Cavalli à Garnier, la première production présentée cette rentrée à Bastille fut la reprise de Tosca, dans la mise en scène signée par Pierre Audi pour la saison 2014/2015 sur commande de Stéphane Lissner. Dirigé cette année par le chef israélien Dan Ettinger, l’opéra mythique de Puccini, véritable drame poétique et œuvre mythique du répertoire est ici porté par un trio vocal d’une justesse admirable. 

Très attaché à la représentation picturale, Pierre Audi signe ici une mise en scène relativement classique, efficace, laissant libre champs à l’attention portée aux voix plutôt qu’aux divers éléments qui composent les décors, très figuratifs. La première image est cependant d’une beauté envoutante : Angelotti, tout juste évadé du Castel Sant’Angelo, trouve refuge dans l’église Sant’Andrea della Valle. Alexander Tsymbalyuk, au timbre solide et d’un souffle ininterrompu, est très convainquant. Sa voix de basse vigoureuse émeut par son intériorisation et sa clarté, tout à fait à propos pour incarner ce rôle.

Au lever de rideau, un voile d’avant-scène masque encore l’immense croix posée au sol figurant une église, donnant l’impression qu’Angelotti surgit depuis les hauteurs d’une forteresse. Un premier tableau s’anime, le voile se soulève et le décor du premier acte nous apparaît, oppressant. À jardin, des cierges illuminent des prie-Dieu, sans icône. À cour, l’atelier du peintre Mario Caravadossi (Marcelo Álvarez). Sur l’un des murs de l’église, soit l’une des branches de la croix, Mario peint une fresque représentant Marie-Madeleine aux côté d’autres femmes, brusquant quelque peu le sacristain (Francis Dudziak) et suscitant indéniablement la jalousie de Tosca (Anja Harteros). Francis Dudziak, déjà titulaire du rôle lors de la création de cette production, incarne un sacristain convenu, dont l’intention théâtrale éclipse peut-être l’intention vocale. Proposant une lecture du Te Deum en référence au défilé mythique des tenues ecclésiastiques dans Roma de Fellini, Pierre Audi fait le pari audacieux de mettre littéralement en scène la religion et ses rites. « Tosca, mi fai dimenticare Iddio ! » (Tosca, tu me fais oublier Dieu !) avoue Scarpia (Bryn Terfel) en fin de l’Acte I, et c’est à travers ce symbole, cette sorte de remise en question de la supériorité divine sur les émotions que semble être lue toute l’œuvre.

L’acte II verra ressurgir cette croix, menaçante, surplombant un salon désuet au mobilier empire, comme parodiant le faste du Palais Farnese qu’il est censé incarner. Mario désormais condamné, ce salon sera le théâtre du huis clos mortuaire depuis lequel Scarpia dictera à Spoletta (Carlo Bosi) la conduite à suivre avec le prisonnier. Bryn Terfel, chantant peut-être un peu bas dans le premier acte, déploie ici toute sa palette vocale. Son personnage évolue, et la voix du baryton-basse suit cette évolution, devenant de plus en plus glaçante, suivant un souffle infini. Des négociations sinistres entreprises par Scarpia – Tosca doit s’offrir à lui s’il accepte d’épargner Mario – résultera une sublime interprétation du Vissi d’Arte. Prélude à la mort du bourreau qui, assassiné des mains de Tosca alors qu’il s’apprêtait à la violer, aura précédemment rédigé une ordonnance visant à lui permettre de fuir avec Mario. Faisant démonstration d’une aisance vocale idéale pour le rôle, la soprano allemande Anja Harteros transfigure le personnage de la tragédienne, que l’orchestre de l’Opéra national de Paris dirigé par Dan Ettinger laisse s’épanouir en faisant résonner le violoncelle en écho à ses plaintes, renforçant l’effet dramatique sans l’illustrer caricaturalement par une augmentation croissante de la puissance sonore lors des « grands airs ». Des nuances incarnées dans son jeu, rendant audibles les notes les plus murmurées, des forte puissants et contrôlés, des aigus justement maîtrisés et un dialogue intime avec l’orchestre rendent sa prestation magistrale. Dan Ettinger dirige cette œuvre avec une certaine douceur, continue, homogène, accentuant les effets dramatiques et se montrant profondément à l’écoute des chanteurs.

Le troisième acte particulièrement bouleversant dépeint un paysage de désolation, une atmosphère sombre renforcée par l'abondance d’arbres morts, formant au loin comme une série de tombes – ou de croix –, où l’on retrouve Mario affaibli, résigné. Marcelo Álvarez, certainement l’un des plus grands ténors de sa génération, a quelque chose du martyre lorsqu’il chante « E lucevan le stelle » face aux soldats en rangs relevant leurs fusils. Expressif, jouant des aigus, il incarne un Caravadossi rayonnant, profondément investi par le rôle de Mario qui lui vaut également des applaudissements irrépressibles du public. Tombé sous les balles des soldats, il est rejoint par Tosca, ignorant encore son dernier souffle. La dernière scène, christique, ne montre pas la chute de Tosca dans le vide, mais un tombé de rideau qui dans un flot de mouvements chute à nouveau, dévoilant une lumière franche, nous signifiant ainsi sa mort et son arrivée devant Dieu où elle a donné rendez-vous à Scarpia pour le jugement dernier.

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