Une Tosca subtile et puissante à l’Opéra de Paris
Tosca, composée en 1900, n’est que le troisième opéra de Puccini, mais il suit déjà les deux chefs-d’œuvre Manon Lescaut (1893) et La Bohème (1896). Tosca va même devenir un modèle de ce que l’opéra peut offrir de beauté et de puissance dramatique. Elle fait partie de ces pièces qui semblent représenter le genre à elles seules. C’est l'un de ces opéras dont le public chantonne ou sifflote les airs avant le début du spectacle et son succès depuis 1900 est attesté par une infinité de détails, comme le programme qui nous rappelle que la représentation de ce samedi était la 317ème, rien qu’à l’Opéra de Paris.
Une œuvre déjà tant jouée demande un travail d'orfèvre, a fortiori dans la reprise d’une mise en scène (signée Pierre Audi) qui doit prendre tout son sens pour rester au répertoire. Indéniablement, la qualité de ce travail est au rendez-vous, le public réservant à la représentation un accueil triomphal.
Dans sa mise en scène, Pierre Audi emploie trois rideaux pour voiler et dévoiler l’intrigue : le grand rideau qui ouvre et ferme les actes, un voile en devant de scène qui remonte ainsi qu’un rideau noir opaque en fond de scène qui s’ouvre par le milieu ou bien se lève pour révéler la lumière du crépuscule ou du jour. Le rideau se lève au début de Tosca mais le voile baissé permet de matérialiser la quête de Cesare Angelotti qui cherche un refuge et le trouve dans l’église lorsque ce voile se relève. Le principal élément du décor apparaît alors : une croix immense qui restera tout au long de l'opéra. Elle est d’abord au sol dans l'Église, matérialisant deux angles, le premier où des cierges illuminent des prie-Dieu et le second sur lequel peint Cavaradossi. L’artiste applique ses couleurs sur la croix même, dans un format en angle droit qui renvoie aux traditions de la Renaissance, lorsque les peintres étaient invités sur commande à peindre des endroits précis dans des couvents, églises ou appartements. Ils devaient alors s’adapter aux formes d’un plafond, d’un mur, d’une ogive, d’un linteau… Le tableau s'inspire des Oréades de William Bouguereau (1825-1905), dessinant une farandole de femmes nues dont on comprend qu’elles suscitent le choc du sacristain et la jalousie de Tosca. Nous retrouvons la croix au plafond du deuxième acte, penchée et illustrant ainsi les menaces qui pèsent sur les protagonistes (Scarpia qui sera tué par Tosca), avant que ce symbole christique ne se stabilise à l’horizontale, présidant aux destinées de Cavaradossi qui mourra fusillé en martyr chrétien de la liberté et de Tosca qui se donnera la mort, punie par son amour jaloux. Pour rendre lisibles ces symboles et les chanteurs qui s’y meuvent, les jeux de lumière sont extrêmement tranchés faisant souvent appel à des poursuites puissantes qui laissent cependant dans l’ombre des personnages importants.
Tosca mis en scène par Pierre Audi (© Charles Duprat)
Les symboles religieux se retrouvent dans l’appartement de Scarpia au deuxième acte, où ils sont associés au pouvoir terrestre (mappemonde, télescope, astrolabe) ainsi qu’à la concupiscence du personnage (un gobelet d’argent pour le vin de messe, une corbeille de fruits, une fine robe de chambre jetée sur un sofa). Cet appartement en arc de cercle est idéal pour la confrontation entre Scarpia et Cavaradossi, véritable guerre des nerfs entre deux colosses dans une arène où les chanteurs retiennent leurs effets et enrichissent d’autant leurs timbres. Cet arc de cercle est le royaume de Scarpia, un chasseur qui parcourt son domaine où il prendra au piège une Tosca acculée au meurtre.
Le travail de décor réalisé par Christof Hetzer s’accorde d’ailleurs avec les costumes de Robby Duiveman : Scarpia portant dans ses appartements une robe de chambre aux motifs en plume de paon, après la stricte coupe autoritaire du premier acte. Les habits de Cavaradossi évoluent également, la blouse de peintre laissant place à une chemise sanglante. Surtout, Tosca porte sur elle l’intrigue : le voile religieux au premier acte, la robe de gala séductrice au second, enfin la robe rouge comme maculée du sang de Scarpia.
Le troisième acte est un camp désolé où les souches d’arbres ressemblent à des croix. Le rideau en fond de scène se lève très doucement sur un jour incertain. Les soldats tout habillés de blanc s’écartent pour l’air de Cavaradossi et disparaissent une fois qu’il est tombé sous leurs balles. De fait, dans cette mise en scène, Tosca ne peut pas se jeter du haut d’une forteresse et son suicide est alors figuré par un jeu de lumières, de rideaux et de mouvements. Elle avance tout d’abord vers le public, d’une expressivité bouleversante, donne rendez-vous à Scarpia devant Dieu, puis la lumière s’éteint, le rideau de scène se baisse et lorsqu'il se relève, il dévoile une lumière blanche puissante vers laquelle avance Tosca.
L’orchestre de Paris dirigé par le volubile Dan Ettinger semble avant tout vouloir mettre en avant ces effets dramatiques et davantage encore le travail des chanteurs. Il délaisse le tonnerre des percussions ou la violence des cuivres du thème de Scarpia et préfère la continuité, l’homogénéité, l’accord des pupitres. Les thèmes amoureux sont alors particulièrement réussis. L’orchestre évite tout emballement et conserve un rythme assez lent. Les accords de Scarpia à la fin du second acte sont d’une douceur touchante et vont vers le diaphane avant de presque disparaître dans un filin de flûtes. La fosse laisse s'exprimer librement les airs des chanteurs.
Anja Harteros dans Tosca (© E. Bauer / Opéra national de Paris)
Au sommet de la distribution vocale, c’est un véritable triomphe que recueille Anja Harteros. Elle provoque une ovation debout après deux rappels. Pendant l'opéra même, elle fait sensation dans la salle avec son Vissi d’arte. Dans cet air, elle parvient à déployer toute la palette de son art, commençant avec une voix pure, face contre terre puis se levant et offrant toute l’ampleur de son timbre, avant de retomber sur le sofa, apparemment vaincue. Dès le début de l’opéra, et même depuis les coulisses, elle remplit la salle de son vibrato dramatique et de la chaleur de ses aigus. Sa maîtrise des nuances va jusqu’à des piani parfaitement audibles car incarnés, sa musicalité touche à l’évidence et c’est parfois elle qui semble mener l’orchestre. Tout un pan du registre aigu de son médium trouve une résonance à la fois douce et très puissante. Cette partie de la voix de soprano s’accorde pleinement avec l’aigu du ténor, notamment lors de leur duo dans le premier acte. Toute cette maîtrise vocale, Anja Harteros la met au service de son jeu d’actrice : passant d’un chant puissant à des ariosos narratifs, changeant de registre dans la même phrase sans brusquerie, incarnant la jalousie, l’effronterie se pavanant, se pâmant par jeu puis revenant à la douceur amoureuse lorsque Cavaradossi lui assure qu’il n’aime qu’elle. Elle est bouleversante dans ses moments de folie meurtrière, de haine et de désespoir avec des forte puissants, des montées et des descentes rapides et maîtrisées.
Marcelo Alvarez et Anja Harteros dans Tosca (© E. Bauer / Opéra national de Paris)
Tout contre elle, Marcelo Alvarez, impliqué vocalement, semble au premier acte revigorer l’orchestre par la puissance de ses aigus. Il sait aussi ménager ses effets, chantant Ti amo du bout des lèvres, employant des sforzandi (court forte subitement suivi d'un piano) dans son serment devant Dieu. Alvarez convainc Tosca et le public dans ses serments amoureux par une voix qui sait se déployer et se déchirer à peine. Même à travers les murs de sa chambre de torture il reste expressif, défiant ses bourreaux. Ses Vittoria triomphants lui valent des applaudissements nourris, tout comme E lucevan le stelle, un air qui aboutit dans le rayonnant de sa voix de ténor, suivi d'un subito diminuendo d’une efficacité pathétique redoutable.
Bryn Terfel (© DR)
Bryn Terfel construit un personnage en évolution à travers l’opéra : il rend un Scarpia qui tente de se faire modeste et galant dans l’église, qui se cache veulement dans les angles de la croix, qui déploie fièrement les pans de sa cape en brandissant sa canne, qui vient s’asseoir voluptueusement pour séduire Tosca alors qu’elle est agenouillée sur un prie-Dieu. La voix suit ce jeu, d’abord douce avant de se serrer lorsqu’il tente d’arracher son consentement à l'héroïne. Terfel sait nourrir son chant, même du bout des lèvres, la mâchoire et les dents presque serrés. Il illustre son impatience en se penchant de plus en plus, en glaçant son timbre au bord duquel l’orchestre est suspendu.
Alexander Tsymbalyuk met la chaleur de ses graves au service du fugitif Cesare Angelotti. Le travail de costume, coiffure et maquillage le rendent émacié à faire peur, renforçant par contraste la puissance de sa voix. Francis Dudziak remplace au pied levé Jean-Philippe Lafont (voir notre article) dans le rôle du sacristain qu'il a déjà incarné dans cette production. Il tire le comique de ce personnage vers un caractère bouffon, lançant sa voix dans des aigus facétieux et retrouvant son grave au contact du ténor pour lui faire contraste.
Le chœur d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine remplit l’église en batifolant et dansant, difficilement contenu par les bonnes sœurs, avant que Scarpia n’entre sur scène, figeant tous les bambins dans une immobilité terrifiée. Les chœurs se réunissent à la fin du premier acte : les enfants vêtus de blanc avec des touches rouges pour les sœurs et les porteurs de croix qui les encadrent (un rouge qui renverra aux épaulettes des soldats au troisième acte et à la dernière robe de Tosca) montent au-dessus de la croix, d’où ils surplombent le chœur de l’opéra tout en noir. Ensemble, les chœurs entonnent le Te Deum rendant grâce à Dieu de la victoire sur Bonaparte avec une terrifiante puissance. Bryn Terfel parvient pourtant à les dominer par son timbre et l’ampleur de sa voix. Scarpia rend alors une grâce impie à Dieu pour sa future conquête de Tosca. Il reçoit même les volutes d’encens et la bénédiction des cardinaux avant d’embrasser la main du pape, mais sans même se baisser devant lui. Ce tableau d’ensemble rappelle une peinture historique (notamment et ironiquement celle du sacre de Napoléon Bonaparte).
Enfin, les sbires de Scarpia Carlo Bosi et André Heyboer remplissent leur rôle, à la fois par le jeu et par le chant : gardant les costumes noirs à la coupe martiale que leur maître porte au premier acte, physiquement penchés vers Scarpia et suivant ses pas, ils reprennent ses intonations et son timbre.
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