Transposer l’action d’un opéra en pleine époque de composition n’a rien de nouveau ou de scandaleux à proprement parler. Si le Rosenkavalier de Wernicke est notamment devenu un classique, c’est parce qu’il a su rappeler quels élans animaient Strauss et Hofmannsthal à cette période charnière. Paris mesure par ailleurs sans doute mal sa chance de voir dans son Opéra une nouvelle mise en scène d’Aïda , depuis celle, remontant tout de même à 1939, de Pierre Chéreau. Loin de toute la monumentalité qui a pu rendre indigestes les belles mélopées et accents verdiens, souvent cantonnées aux grandes pompes et à un logos lourdement orientaliste, cet opéra à l’écriture pourtant raffinée, et à la profondeur mésestimée, méritait une telle relecture. Et une direction plus mesurée, recourant à un peu plus d’ironie dans ses passages les plus militaires, ainsi qu’à un juste rendu de la densité des plus beaux tableaux.

Dans la lignée de Philippe Jordan, la direction de Daniel Oren ne néglige aucune des subtilités de la partition, joue volontiers des possibles nuances, de la théâtralité des plans – notamment lors de la très belle intervention hors champ de la grande prêtresse « Possente, possente Fthá », ou dans le formidable travail effectué avec les chœurs, sous la direction de José Luis Basso. La distribution vocale, des très efficaces Orlin Anastassov en Roi et Kwangchul Youn en Ramfis, en passant par les plus incarnés Aleksandrs Antonenko en Radamès et George Gagnidze en Armonastro, s’avéra bien plus convaincante qu’à la création, en 2013. Mais c’est du côté des femmes que cette équipe a tout particulièrement brillé : l’Amnéris de la jeune Anita Rachvelishvili regorge de profondeur, de technique, et s’adapte sans difficulté à tous les registres, de la complainte, aux nombreux éclats, avec autant de vigueur dans les graves que dans les très beaux et difficiles aigus. Autant dire qu’on l’attendra de pied ferme dans Carmen la saison prochaine ! On n’aurait pas cru une Aïda capable de rivaliser, et pourtant, Sondra Radvanovsky éblouit à chaque intervention : une telle beauté dans les aigus pianissimi, dans l’évocation des sentiments contradictoires, violents et changeants qui traversent cet étrange personnage, est rare sur les scènes lyriques.

Cette Aïda vibrante mais surtout tourmentée n’incarne donc plus pour Olivier Py l’Ethiopie menacée par l’Egypte de son amant Radamès, mais l’Italie naissante du Risorgimiento, en pleines hostilités avec l’empire d’Autriche. Il semble effectivement évident que les similitudes entre l’histoire du règne de Ramsès III, largement romancée, et les guerres d’indépendance vécues au plus près par Verdi, étaient alors voulues. Recentrage, donc, davantage que transposition, plaide Olivier Py, pour qui « tout l’opéra du XIXème est en réalité une gigantesque transposition ». Point de « blackface » ici, ou alors, non sans glacer quelque peu le sang du spectateur. Ce qui explique qu’il ne reste de l’Egypte fantasmée que l’omniprésence de l’or, symbole de la puissance de l’Empire austro-hongrois, matière première des décors de Pierre-André Weitz, où miroitent les belles lumières de Betrand Killy. Loin de tout le confort qu’impliquerait la représentation d’une Egypte faste et si lointaine, Olivier Py rappelle qu’Aïda ne parle que de combat et de nationalisme, et s’aventure sur le terrain glissant du religieux et de l’Etat, que l’on aurait plutôt cru inhérent au précédent Don Carlos, mais peu importe : tout cela fait sens.

Reste à savoir ce que cette Aïda reflète d’aujourd’hui, et c’est peut-être là que le bât blesse. Entre la caractérisation un peu fourre-tout du cléricalisme (de l’inquisition au Ku Klux Klan) et celle, plus convaincante, de la guerre, entre treillis, coups portés aux prisonniers à terre, charniers et cadavres sans visage, ou encore le parallèle avec les difficiles relations Nord-Sud… Tout ne semble pas forcément à sa place, tout en recourant à une certaine violence dans la représentation et une rage à l'objet difficilement définissable, une impression de confusion règne parfois, sans doute entretenue par les difficultés techniques privant les deux premiers actes de leurs plus beaux effets, mais surtout de leur fluidité narrative. La caractérisation un peu légère des amours maudites et salvatrices par le livret ne crée par ailleurs jamais le contre-poids nécessaire.

On craint cependant que les huées ayant accueilli un Olivier Py venant avant tout remercier l’équipe technique de l’Opéra pour son difficile travail de sauvetage, n’aient pas visé cette dispersion tout à fait pardonnable, mais bel et bien la volonté de proposer une vision de l’œuvre s’écartant des sentiers battus. On remarque, comme toujours, que les prestations les plus physiques ne récoltent jamais une telle violence de la part du public, qui avait sans doute oublié les conséquents décalages de l’orchestre, les aigus nettement criards et légèrement faux d’un ténor en pleine entrée sur la scène, ou les inévitables couacs des trompettes, pourtant gênants. Peut-être faudrait-il se rappeler que le travail du metteur en scène, moins apparent, n’en est pas moins difficile, et mérite la moindre des politesses.

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