La cité. Capuche rabattue, Leporello (Ruben Drole) fait le guet sous les fenêtres de Donna Anna, entre l’interphone et le réverbère nauséeux. Plongée dans cette nouvelle production signée Patrice Caurier et Moshe Leiser à Nantes. Le héros ? Le voilà ! Don Giovanni (John Chest) déboule en caleçon, chaussures à la main, poursuivi par une Anna (Gabrielle Philiponet) court vêtue et déjà prête à tout.

Tel est l’austère décor du chassé-croisé des personnages au premier acte. Bien qu’au second les accessoires comico-réalistes se fassent envahissants (table de pique-nique renversée, sandwiches abandonnés…), le parti pris général, intelligent, tombe juste. Il fait disparaître la poésie du XVIIIe ouatant la sombre réalité de l’opéra de Mozart. Ce soir, il est bien question de viol, de manipulation, de trahison et d’impudence. Et quand cela a lieu au pied de l’ascenseur d’un immeuble quelconque, dans un garage où sont parquées deux voitures à l’arrière-scène, tout prend une autre dimension. Certes, la salle rit encore au premier acte : Leporello photographie avec son smartphone les conquêtes du padrone, en attendant de le dégainer comme antisèche dans l’air du catalogue. Don Giovanni chante suavement des supplications dans l’interphone d’Elvire.

On rit, donc. Mais pourtant, que de gravité dans cette histoire !

La figure du mythique séducteur y laisse des plumes, et pas seulement celles du chapeau. Oubliez le grand seigneur libertin. Dépouillé de ses atouts charme malgré sa chevelure blonde et son allure ravageuse, ce Don Giovanni-là est toxicomane, plus violent que séduisant, n’hésitant pas à ajuster du revolver même son valet. Le monolithisme d’une telle compréhension du personnage prête le flanc à la critique : mais que diantre a bien pu lui trouver Elvira (Rinat Shaham) qui se lamente encore sur lui en fumant au balcon ? S’il perd en fascination, en revanche ses moindres paroles y retrouvent un poids de violence oublié depuis da Ponte. Oui, il menace de tuer Leporello, son esclave, révolté mais incapable de lui échapper. Dès lors, la descente aux Enfers n’est pas une sanction finale : elle a duré tout l’opéra. L’ultime seringue cause à Don Giovanni l’hallucination où lui apparaît le Commandeur (excellent Andrew Greenan), voix terrible, provoquant un face-à-face électrisant absolument réussi.

Dans le vide formé autour de ce héros acharismatique, ressort Leporello. Le vrai centre de la production, serait-ce lui ? Ombre, fidèle, vendu à celui qu’il est le seul à aimer, c’est aussi lui qui, poussé à bout par l’indifférence moqueuse de Don Giovanni, finit par l’étrangler après avoir été humilié une millième fois – et cela fonctionne. Entre eux se joue le drame non illusoire de l’emprise que peut exercer un humain sur un autre. Si la voix, sonore et large, manque parfois de clarté dans l’articulation, Ruben Drole investit son Leporello jusqu’au bout, sans réticence. Un Leporello aux antipodes du comic relief, tragique dans le second acte, et qu’on croit quand il pleure son maître au milieu du triomphal sextuor final.

En fosse, l’Orchestre National des Pays de la Loire, sous la baguette de Mark Shanahan, apparaît ce soir fragile. Unisson instable des violons, manque de couleurs… Dès l’ouverture, l’éclat mozartien a du mal à filtrer à travers ce son plutôt uniforme, où les thèmes ne vivent pas assez. En revanche, le continuo se tire avec brio des difficultés causées par l’éclatement du rythme scénique dans les récitatifs. Car c’est aussi le plaisir de cette production avec de jeunes chanteurs, il y a du jeu, du sport.

À la scène et à la voix, John Chest – lauréat 2015 de l’académie du Festival D'Aix en Provence – réussit sa prise de rôle. La voix, claire et agile, contraste bien avec le baryton profond de Leporello. Elle ne perd jamais un phrasé élégant et une diction nette à travers les acrobaties du jeu. Jusqu’au-boutiste dans sa révolte face au Commandeur, torturé par mille morts, John Chest n’en oublie pas de chanter pour autant. Tout aussi convaincante est Rinat Shaham qui fait une Elvira étonnante, au timbre de mezzo-soprano tirant un peu dans l’aigu, mais bouleversante dans l’air Mi tradi quell’alma ingrata, seule à l’avant-scène, femme abandonnée du XXIe siècle. La palme vocale de la distribution féminine revient à Gabrielle Philiponet (Anna) au soprano riche et vibrant. Le couple Masetto-Zerline (Ross Ramgobin et Elodie Kimmel ), vocalement en retrait, apporte en revanche une présence dramatique originale. Il faut enfin saluer un Don Ottavio touchant. Philippe Talbot, on ne sait comment, sort le personnage de la mièvrerie insoluble du rôle, pour donner un peu de chair et d’âme à ce chevalier servant traîné ici et là par sa vengeresse fiancée, toujours oublié, contrepoint du séducteur égoïste. Dalla sua pace est chanté avec sensibilité : les aigus en voix de tête, la délicatesse du chant qui privilégie le piano, toujours avec goût, font qu’on est ému par cet Ottavio-là. Qui l’eût dit ? 

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