Quelques jours après son succès au Théâtre des Champs-Élysées, la nouvelle production de Mitridate, Re di Ponto de Mozart investit pour trois dates l’Opéra de Dijon, constituant ainsi un des sommets de la saison lyrique de la Cité des Ducs de Bourgogne.

« On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport.
Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort. 
»

Ces vers du Mithridate de Racine, déclamés juste après l’ouverture, donnent le ton : ce que Clément Hervieu-Léger et Emmanuelle Haïm entendent mettre en avant ici, c’est la dimension théâtrale de l’opéra. Il s’agit de dépasser la vision de l’œuvre de jeunesse d’un Mozart surdoué pour en montrer toute l’épaisseur et l’intérêt dramaturgique : de ce point de vue, le pari est largement gagné, grâce aux chanteurs, à l’orchestre et – en partie – à la mise en scène. Cette alchimie fait ressortir l’étonnante maturité du jeune Mozart (alors âgé de quatorze ans), préfigurant déjà des chefs-d’œuvre tels qu’Idomeneo. Mitridate n’est pas un simple opéra seria regorgeant d’airs virtuoses : c’est une véritable tragédie classique, à l’action de laquelle on se laisse rapidement prendre, une fois passée la circonspection des premiers instants. Amours contrariées, loyauté, trahison : rien ne manque. Mitridate, roi du Pont (royaume antique situé sur la côte méridionale de la mer Noire), doit épouser Aspasia, mais celle-ci est amoureuse de Sifare, le fils préféré du monarque. Farnace, le second fils de Mitridate, convoite également la belle Aspasia et complote avec l’envahisseur romain pour monter sur le trône. Pour punir ces trahisons, Mitridate est prêt à sacrifier ses deux fils et sa future épouse. Mais il meurt au combat, non sans avoir accordé à tous son pardon, et l’Amour et le Bien peuvent enfin triompher.

Pour donner corps au drame, la distribution est exceptionnelle. À tout seigneur, tout honneur, Michael Spyres règne sur le plateau, par sa présence et par sa voix. Pour traduire toute la complexité du personnage de Mitridate, il peut compter sur une très large palette de couleurs et de nuances. À la beauté du timbre et de la projection, à l’excellence de la diction vient s’ajouter une virtuosité ébouriffante. Trilles parfaits, aigus à la fois ronds et tranchants, sauts de registres inouïs : on pourrait croire que Michael Spyres prend des risques inconsidérés, mais ce serait faire bien peu de cas de l’impressionnante maîtrise technique et de la science belcantiste de ce grand maître rossinien.

Débarrassée de toutes les mimiques et attitudes qui peuvent lui nuire, Patricia Petibon est une Aspasia superbe de sobriété et d’émotion, bouleversante dans son duo avec Sifare « Se viver non degg’io » et surtout dans l’air « Ah ben ne fui presaga…Pallid' ombre » au deuxième acte. De son côté, Sabine Devieilhe met toute sa technique et sa précision au service d’Ismene, sans que jamais la virtuosité n’étouffe l’émotion. Myrtò Papatanasiu campe un Sifare aussi crédible dans les tourments du devoir filial que dans ceux de l’amour, asseyant paradoxalement la virilité de son personnage sur la vaillance de ses aigus. Tout aussi convaincant est le Farnace du contreténor Christophe Dumaux.

Les seconds rôles ne sont pas en reste, et l’on regrette que Jaël Azzaretti (Arbate) et Cyrille Dubois (Marzio) ne doivent chanter qu’un seul air.

Fidèles à leur habitude, Emmanuelle Haïm et Le Concert d'Astrée offrent aux chanteurs un superbe écrin qui respecte idéalement l’équilibre entre la fosse et le plateau. Mieux, l’écrin est ici presque aussi précieux que le joyau. Si la longue succession des récitatifs et arias da capo est si fluide et ne suscite jamais l’ennui, le mérite en revient en partie à l’orchestre. Par moments, la tension faiblit un peu au profit d’une lecture un peu trop linéaire de la partition. Mais ici les chaudes couleurs des cordes, là la beauté d’un solo de cor font aussitôt remonter l’ensemble vers le sommet.

Ce qui convainc le moins dans cette production c’est la mise en scène. L’intention de Clément Hervieu-Léger est pourtant noble et claire : « J’ai décidé d’aborder cette œuvre par le théâtre, de traquer le théâtre partout où il peut se trouver. » Du point de vue du jeu des acteurs, l’objectif est clairement atteint. Mais pour le reste, c’est plus discutable. La mise en abyme du théâtre a été maintes fois explorée, exploitée et parfois sublimée (on pense notamment à la superbe mise en scène de Capriccio de Richard Strauss par Robert Carsen). Or dans le cas présent, situer l’action dans un théâtre plus ou moins désaffecté n’apporte vraiment rien, même si le décor (unique) d’Éric Ruf et les lumières de Bertrand Couderc sont assez réussis.

Il ne fait guère de doute que ce Mitridate restera comme un des temps forts de la présente saison lyrique. Pour ceux qui auraient manqué le rendez-vous avec cet opéra peu représenté, il reste encore une représentation le 1er mars à Dijon et une captation réalisée au Théâtre des Champs-Élysées, disponible en ligne.

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