Critique – Opéra-Classique

LA JUIVE de Jacques Fromental Halévy

Vibrant plaidoyer pour l’égalité

LA JUIVE de Jacques Fromental Halévy

La Juive, l’un des fleurons du grand opéra français fait son retour à l’Opéra de Flandres (Opera Vlaanderen) dans sa belle salle de Gand où ce chef d’œuvre de Jacques Fromental Halévy et Eugène Scribe n’avait plus été représenté depuis 1964. Un retour attendu dans une période troublée où les deux mots du titre, « La Juive » ont entraîné des précautions sécuritaires dignes d’une rencontre de chefs d’Etats. Voitures de police coupant la circulation, policiers armés, fouilles, interdiction de quitter le théâtre durant l’entracte.

« Il y a dix ans, constatait l’intendant Aviel Cahn, l’affiche n’aurait pas provoqué plus de réaction que Rigoletto, Le Barbier de Séville ou La Flûte enchantée… » Nombre d’événements et particulièrement ceux du mois de janvier dernier ont coloré ces deux mots d’appréhension et d’inquiétudes. A l’Opéra de Paris en 2007, quand cette Juive réapparut après une éclipse qui durait depuis 1934 – année symbolique ! -, aucune crainte n’avait accompagné sa recréation par Pierre Audi. Bien au contraire. Son accueil fut triomphal. (voir WT 1078 du 19 février 2007). De même à Gand, le public salua debout l’impressionnante mise en scène de l’Allemand Peter Konwitschny et ses magnifiques interprètes.

Etrange destin que celui de ce mélodrame que le prolifique librettiste et auteur dramatique Eugène Scribe (1791-1861) proposa au compositeur Jacques Fromental Halèvy (1799-1862). Séduit, Halévy, l’orna de sa musique somptueuse, de sa profonde humanité et l’agrémenta. de morceaux de bravoure vocaux dont le plus célèbre « Rachel, quand du Seigneur » est entré dans le répertoire de tous les ténors virtuoses. Sa création en 1865 à l’Académie Royale de Musique de Paris remporta d’emblée un immense succès avec plusieurs centaines de représentations jusqu’à sa mise au placard par le nazisme et le pétainisme.

Vivre dans le respect de l’autre

Le titre dérange – deux mots qui remuent souvenirs et consciences -, le contenu rassure. Halèvy était juif, Scribe était chrétien. Ensemble ils ont bâti un plaidoyer pour l’égalité des êtres humains quelles que soient leur confession ou origine. Dans la ville de Constance de 1414 que cette Juive a rendue intemporelle, Brogni est devenu cardinal à la suite de la mort de sa femme et de son enfant dans un incendie. Mais le bébé, une petite fille, a été sauvé de justesse par le joaillier Eléazar qui l’a aimée, élevée comme sa propre fille. Rachel n’est donc pas juive par ses origines, elle juive par sa foi, sa culture, ses convictions, sa façon de vivre. Elle est à elle seule le déni de toute interprétation raciste attribué au judaïsme. Au Japon, les juifs ont les yeux bridés, en Afrique ils sont noirs… Pour avoir bravé l’interdit de travailler un jour de réjouissances chrétiennes. Eléazar et Rachel sont condamnés à mort, mais le cardinal Brogni obtient leur grâce. Rachel retrouve son amoureux Samuel, une fausse identité que s’est attribuée le prince Léopold pour approcher et séduire la jeune fille. Et ce Samuel/Léopold est même marié avec la princesse Eudoxie ! Les rebondissements s’enchaînent sur cinq actes. La liaison de Rachel et Léopold est révélée, les voilà destinés au bûcher… Rachel pour sauver son amoureux nie leur union et s’en va mourir seule avec Eléazar, celui qui a été son père et qui, avant de la rejoindre dans les flammes, révèle à Brogni, son ennemi, l’identité de son enfant.

Mélodrame romantique, histoire dans l’Histoire, où les conflits de pensées et les conflits amoureux s’entremêlent pour dénoncer les fanatismes, les aveuglements, les barbaries. Hymne à la tolérance, à la reconnaissance de l’autre, à la fraternité… Pour qu’un jour se lève l’espoir d’une existence où chacun peut vivre dans le respect de l’autre.

Figure de proue de la mise en scène en Allemagne Peter Konwitschny qui a déjà signé à l’Opéra de Flandres une Aida et un Don Carlos hors routine (voir WT 2203 et 2861 des 16 février 2010 et 4 juillet 2011), a voulu avec cette Juive en universaliser le message, en évitant soigneusement de tomber dans les clichés piégés de l’actualité. Des coupures bien évidemment ont été opérées (en version complète l’opéra durerait plus de cinq heures), pour détourner les frais et les fracas du grand opéra avec ses cortèges de ballets et aussi, moyennant quelques raccourcis, pour faciliter l’accès aux arias ornementées de coloratures acrobatiques.

Hors du temps

Hors du temps, simple et clair, le décor mobile de Johannes Leiacker avec ses structures métalliques délimitent les lieux de l’action. Au premier acte, en fond de scène apparait un vitrail géant d’église. Quand, à l’acte deux, Eléazar et sa famille célèbre le Pâque juive (mais sans kippa, ni talith – calotte et châle de prière), les rosaces s’effacent en grisaille. Des scènes de foule et quelques solos majeurs se passent dans la salle. Le chœur envahit les rangs d’orchestre en agitant des petits drapeaux bleus, Rachel puis Eléazar se mêlent aux spectateurs pour chanter leurs arias. L’effet provoque une impression de confidence directe, physique, vibrante.

Une résurrection réussie

Les chrétiens ont les mains bleues, celles des juifs sont jaunes. L’idée est curieuse, pratiquement en contradiction avec le message de l’œuvre, son plaidoyer pour l’égalité. Il est vrai que le jaune pour identifier les juifs remonte à un édit français daté du 20 avril 1775 faisant « obligation aux juifs de porter une marque jaune pour qu’on puisse les distinguer ». L’étoile de la même couleur servira en totale barbarie un siècle et demi plus tard. Mais pourquoi diable les chrétiens maquillent-ils leurs mains en bleu ? Pour se reconnaître entre eux ? Ou pour fournir quelques astuces au metteur en scène, notamment quand Rachel et Eudoxie, en guise de réconciliation, se lavent les mains dans la même eau, pour se les serrer à nu. On peut également douter de la vraisemblance d’une Rachel ceinturée de dynamite, façon Kamikaze, alors qu’elle est, par définition, le modèle de la paix.

Homme de théâtre, Konwitschny, transforme les chanteurs en comédiens-tragédiens. Et comme ils sont pour la plupart dotés de très belles voix les personnages qu’ils incarnent font frissonner. Deux distributions se partagent les rôles. Dans la première, Rachel par la soprano lithuanienne Asmik Grigorian, longue, fine, souple, le cheveu noir encadrant un visage aux traits fermes fait penser à Anne Franck, sa voix est claire et ample, grimpant dans les hauteurs sans forcer, en modulations ambrées, pour Eudoxie, un peu fofolle mais brave fille selon Konwitschny, l’américaine Nicole Chevalier pose ses aigus justes et pointus sur un caractère fantasque et capricieux, la basse russe Dmitri Ulyanov pare Brogni de colères et de graves abyssaux, un peu sacrifié Randall Bills ne réussit pas à donner du tempérament à Léopold-alias Samuel, qui en devient lâche et mollasson. Roberto Sacca, ténor italo-allemand impose un Eléazar troublé, religieux convaincu, père de famille attentif, défenseur de son identité. Il n’en n’a pas la toute puissance vocale mais son jeu habité réussit à lancer sans coupure et avec émotion son ode à Rachel. Direction d’orchestre précise chaleureuse de Tomas Netopil, chœurs réglés au cordeau, lumières sculptant les espaces… Cette résurrection de La Juive est une réussite.

Un colloque réunissant historiens, sociologues, musiciens, metteurs en scène a conclu en deux journées, la première à Gand, la seconde à Anvers, autour du thème « Judaïsme et Opéra ». Vaste sujet notamment illustré avec un parfait humour juif par Andor Izsak, organiste, musicologue et chef d’orchestre d’origine hongroise, qui en chantant et s’accompagnant sur un synthétiseur, fait passer les chants liturgiques hébreux aux airs d’opéra les plus célèbres, d’un kaddish à « La fleur que tu m’avais jetée »… D’où viennent nos musiques ? CQFD…

La Juive de Jacques Fromental Halévy, livret d’Eugène Scribe, orchestre symphonique et chœur de l’Opéra de Flandres (Opera Vlaanderen), direction Tomas Netopil (et Yannis Pouspourikas), chef de chœur Jan Schweiger, mise en scène Peter Konwitschny , décors et costumes Johannes Leiacker, lumières Manfred Voss. Avec Asmik Grigorian (et Gal James), Roberto Sacca (et Jean-Pierre Furlan), Dmitri Ulyanov, Randall Bills (et Robert MacPherson) Nicole Chevalier (et Elena Gorchunova), Toby Girling.

Opéra de Flandres (Vlaanderen Opera)

A Gand les, 14,16,18, & 21 avril à 19h30, le 19 à 15h

A Anvers, les 29, 30 avril, 2, 5, 6 mai à 19h30, le 3 mai à 15h.

+32 (0)70 22 02 02 - www.vlaamseopera.be

Photos Annemie Augustijns

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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