"La Juive", opéra sous surveillance

Production brillante et engagée, renforcée par le niveau exceptionnel des chanteurs. Critique.

Martine D. Mergeay
La JUIVE
La JUIVE

Voitures de police barrant la rue, bataillons d’agents de sécurité, fouille des sacs aux entrées, interdiction de sortir à l’entracte, l’Opéra de Gand avait été mis sous haute surveillance, mardi soir, à l’occasion de la première de l’opéra "La Juive" de Fromental Halévy, créé en 1835 et plus que jamais d’actualité. Nulle provocation dans ce cas, rien que la fidèle révélation du contenu de l’opéra, soumis à quelques coupures (dont la suppression de l’ouverture) pour maintenir le maximum de tension, placé sous la direction du jeune Tchèque Tomás Netopil et mis en scène par l’Allemand Peter Konwitschny. De quoi ramasser en plein cœur une musique dense, dynamique, admirablement écrite pour les voix, et d’une théâtralité digne du futur grand Verdi; et un livret (Eugène Scribe) d’une efficacité imparable, racontant comment la jeune Rachel, arrachée aux flammes par le Juif Eléazar lorsqu’elle était enfant, sera finalement condamnée au bûcher par son propre père, devenu cardinal de Brogni.

Piégés par la haine

Rien n’est noir ou blanc dans l’affaire : Brogni se révèle plus ouvert qu’Eléazar, le prince Léopold est lâche, Rachel est loyale, Eudoxie, sa rivale, atteste une étonnante indépendance, chacun des personnages recèle assez de complexité et de grandeur pour débusquer les bonnes questions et interroger le thème central de la pièce, ce fanatisme mortifère, logé entre le manque d’ouverture à l’autre et l’application bornée de la loi. Ce qu’illustrera l’un des sommets de virtuosité de la mise en scène, le chœur final du troisième acte, transformé en une chaîne de montage de ceintures d’explosifs à laquelle travaillent, en rythme, tous les protagonistes, chœurs et solistes, juifs et chrétiens. Tous unis, dans la rage, vers la déflagration finale.

Les chanteurs parmi nous

Pour évoquer les mondes en présence, les décors de Johannes Leiacker opposent une immense rosace en vitrail occupant le fond de scène, et des praticables métalliques mobiles, des gants bleus pour les chrétiens, des gants jaunes pour les juifs. Au 4e acte, Rachel et Eudoxie choisiront d’enlever leurs gants, de laver leurs mains et de danser ensemble; si la paix advient un jour, elle sera portée par les femmes…

Elle le devra peut-être aussi, un peu, au public de l’Opéra de Flandre, abordé par les chanteurs eux-mêmes, qui, dans la superbe mise en scène de Konwitschny, n’hésitent pas à envahir la salle et à plonger le spectateur dans la sensation pure, vibratoire, physique du chant et dans les émotions qu’il soulève. Le cadeau était d’autant plus bouleversant que la distribution (nous avons entendu le cast I) est exceptionnelle.

Le feu intérieur

Rachel immémoriale aux allures d’Anne Franck, la soprano lithuanienne Asmik Grigorian a tout pour elle, la voix ample, modulée, corsée, parfaitement juste, la beauté, le don de scène, le feu intérieur. Le Juif Eléazar et le Cardinal de Brogni, les deux leaders (les deux pères), sont respectivement chantés par le ténor italo-allemand Roberto Saccá, puissance, vaillance, engagement, payés parfois d’instabilité, et la basse russe Dmitry Ulyanov, autorité et fragilité mêlées, graves impressionnants. La soprano américaine Nicole Chevalier campe une Eudoxie fantasque et libre, dotée d’aigus ravissants, le ténor (léger) britannique Randall Bills donne à Léopold des allures de gendre idéal, et le jeune baryton Toby Girling - qui ouvre l’opéra - réunit habilement les rôles de Ruggiero et d’Albert. Les chœurs, préparés par Jan Schweiger, jouent aussi bien qu’ils chantent. On sort de là enthousiaste et secoué.

A Gand, du 14 au 21 avril, à Anvers, du 29 avril au 6 mai. Infos : 070.22.02.02 ou www.vlaamseopera.be

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