Chroniques

par bertrand bolognesi

Turandot
opéra de Giacomo Puccini

Opéra de Toulon
- 25 janvier 2019
Federico Grazzini signe "Turandot" (Puccini-Berio) à l'Opéra de Toulon
© frédéric stéphan

Lorsqu’une maison d’opéra présente Turandot, quels sont les secrets de sa réussite ? Il fut beaucoup glosé sur le dernier ouvrage lyrique de Puccini, péplum extrême-oriental pour les uns, réforme art déco dans sa manière art nouveau pour les autres… bref, tous s’accordent à considérer en premier lieu l’avantage d’un spectacle opulent comme atout principal de succès. Sur l’orchestre, l’habitus critique ne parvient guère à se fonder, l’œuvre étant demeurée inachevée à la disparition de son auteur – que faut-il donc jouer : la version Franco Alfano I, la II (celle tronquée par de nombreux chefs, jusque dans les années quatre-vingt) ou, pire, s’arrêter après le chœur qui suit le suicide de Liù, comme Toscanini le fit (« Qui il maestro finí ») ?... Immanquablement les commentateurs se rejoignent sur l’importance de la distribution vocale, face à une partition réputée exigeante dont volontiers il est dit qu’elle nécessite d’exceptionnels gosiers. Quoi qu’il en soit, la présente Turandot (production niçoise de 2014) triomphe haut la main dans le charmant théâtre de Feuchère.

Dérogeant à cet attrait quasiment hollywoodien auquel, comme bien d’autres de nos confrères plumitifs, nous avons plus d’une fois sacrifié, commençons par les voix qui, globalement, satisfont grandement. Soigneusement préparé par Christophe Bernollin, le Chœur de l’Opéra de Toulon assure une prestation qui s’impose peu à peu. Des fragilités dans les premiers passages laissaient craindre pour la suite ; pourtant, les artistes sont indéniablement à jour – et techniquement et scéniquement –, bien qu’on sente un doute durant le premier acte, voire une angoisse que peut infiltrer une explication dramaturgique. Passées les difficultés augurales, les Actes II et III prouvent, s’il en est besoin, que le Chœur est en bonne forme. Quant à eux, les jeunes gaviots de la Maîtrise du CRR Toulon Provence Méditerranée se jouent adroitement de leur partie.

Le septuor solistique affirme de nombreuses qualités, bien que le trio ministériel soit désuni quant au format et à l’impact vocal. Si les deux ténors (Pang et Pong) nous arrivent de trop loin, le baryton Frédéric Goncalves livre un Ping robuste et musical [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Tosca, Le marchand de Venise et Médée]. Fiable et sainement projeté, Sébastien Lemoine campe un Mandarin des plus solides [lire notre chronique du 19 avril 2011]. En Altoum, Olivier Dumait signe un empereur nuancé, inquiétant de douceur, parfois presque tendre, voire humble. Le timbre chaleureux de Luiz-Ottavio Faria rend attachant son Timour. Toute jeune, à l’instar du personnage qu’on lui confie, Adriana Gonzalez offre une Liù d’exception : souvent on lut que le rôle bouleverse, mais aujourd’hui, vraiment, il bouleverse ! La voix est à la fois fraîche et ronde, facile, et le chant toujours précis, l’émission guidée avec une sûreté généreuse – on ne s’en lasse pas. Autre belle découverte, le ténor Amadi Lagha, incisif à souhait en Calaf, clair et lyrique, duquel on regrettera toutefois, au moment du suicide de la secrète amoureuse, un surcroit de véhémence dramatique qui dénature le chant – c’est expressif, certes, mais un poil trop vériste dans une œuvre qui fait acte de légende plus que de mélodrame (rien à voir avec Il tabarro ou La bohème). Il n’empêche, son Nessun dorma est somptueux ! Comme s’il n’y suffisait pas, le soprano dramatique bulgare Gabriela Georgieva incarne une Turandot surprenante en ce qu’elle ne se contente pas, comme nombre de consœurs, de flatter les décibelophiles : avec une assise vocale dense et une dynamique adroitement travaillée, la princesse quitte progressivement son intouchabilité, humaine, enfin.

Quelle version, disait-on… – quelques années plus tôt, l’Opéra de Toulon donnait l’Alfano I [lire notre chronique du 18 mars 2007]. Les maîtres d’œuvres de cette production ont choisi le final conçu par Luciano Berio, créé par Kent Nagano à Los Angeles au printemps 2002, que le public européen connaît via l’interprétation de Valery Gergiev au Salzburger Festspiele [lire notre chronique du DVD]. Loin de tout éclairage nostalgique, le compositeur a glissé sans heurts sa manière, avec un subtil tissu orchestral, si reconnaissable dans les pages de sa maturité, qui renonce à la grandiloquence au profit d’une sorte de résilience, en osmose avec le chemin fait par la protagoniste principale. Au pupitre, Jurjen Hempel soigne la fusion Puccini/Berio avec un naturel confortable, soulignant ses abstractions paysagistes comme ses figuralismes – les larmes évoquées dans le texte poudroient délicatement en musique. Avant d’en arriver là, deux actes et demi à subir une main souvent lourde sur les cuivres et la percussion qui perd énormément des textures pourtant si raffinées qui caractérisent l’ouvrage. Outre un réel problème d’équilibre scène/fosse, le nouveau directeur musical de la maison génère plusieurs décalages rythmiques qu’on déplore. Plus favorablement apprécié pour d’autres approches [lire nos chroniques de Shadowtime, Taki no shiraito et Die Schule der Frauen], gageons que le chef néerlandais percera peu à peu les mystères du répertoire italien qui lui semble aujourd’hui étranger, un répertoire fort présent dans la programmation toulonnaise.

« Péplum extrême-oriental », avancions-nous plus haut : voilà exactement ce qu’on ne saurait dire de la mise en scène de Federico Grazzini. Avec la complicité d’Andrea Belli pour le décor, de Valeria Donata Bettella quant aux costumes, et de la chorégraphe Marta Iagatti, il magnifie le conte dans une scénographie intelligemment architecturée autour d’un gong stylisé par la lumière – efficace Patrick Méeüs ! –, parfois démultiplié par le jeu vidéastique de Luca Scarzella. Un peuple blafard y évolue, sous la domination de l’autorité lasse de l’empereur prisonnier de l’absurde vœu de sa fille cruelle. Le cirque principal est dominé par un balcon panacoustique, véritable écoute (dans le sens étymologique du terme) d’où tout est surveillé – un dispositif qui n’est pas sans faire penser à Un re in ascolto d’Italo Calvino, d’ailleurs mis en musique par Berio. Astre énigmatique et gigantesque, la lune prend place dans le sertissage du gong monumental. De la porte centrale de la partie basse, une lumière aveuglante dépose un prince, l’échec brocardé sur le torse par trois lignes funèbres : par une trappe lentement articulée, la silhouette est menée dans un sous-sol d’infâmie sans montrer le bourreau. Turandot, provoquée par Calaf, apparaît devant la lune et, lorsqu’est affirmé le défi, une multitude de têtes de suppliciés jonche son aura. Le raffinement de la proposition s’attache encore aux ministres, créature drolatique à six bras qui soudain se disloque en trois clowns féroces, créatures de cauchemar. Un fascinant vol de chouette souligne la première énigme, moins littéral que l’illustration des deux suivantes. La résistance de Turandot est contrée par un geste déterminant : Liù l’instrumentalise dans son suicide, l’obligeant à se salir directement, sans bourreau intermédiaire. En se tuant, Liù tue la fermeté de la princesse. De fait, ce conte est bien celui d’une guérison, Calaf la réconciliant avec la vie sur le cadavre de la jeune sacrifiée. Le raffinement de cette mise en scène concourt aux hourras enthousiastes de la salle.

BB