La Khovantchina à l'Opéra de Flandre

Xl_khova © Annemie Augustijns

Raconter l'intrigue de La Khovantchina comme un drame moderne n'a rien de nouveau. Mélanger les époques non plus, d'ailleurs. Et le goût du metteur en scène new-yorkais David Alden pour les atmosphères glauques et les situations taillées à la hache ne devrait pas choquer un public désormais habitué à bien pire. Donc salle comble à Anvers pour cette Khovantchina glaciale et violente, où même l'écoulement du temps – pourtant  symbolisé par une grande pendule omniprésente – semble gelé. A l'exception de Marfa et Dossifeï, chaque protagonniste ne paraît soucieux que de rabaisser et brutaliser son interlocuteur, chaque groupe populaire semble perpétuellement en quête d'un souffre-douleur à martyriser... Tout cela en phase avec un livret effectivement sinistre, avec pour seul problème que cette surcharge agressive finit par s'annihiler quelque peu elle-même...

Moussorgsky, heureusement, est servi de royale façon par une distribution en tous points remarquables. Jusque dans ses petits rôles, cette sombre intrigue est confiée à d'excellents chanteurs capables de tirer le maximum de leurs emplois, parfois réduits à deux ou trois répliques. Le pivot du spectacle est la basse  Alexey Tikhomirov qui campe un mémorable Dossifeï : le russe dispose d'une émission vocale si intensément incorporée que - sans effort apparent - la voix projette une densité rarement atteinte. L'imprécation religieuse et le véhément plaidoyer pour le sacrifice trouvent ici un interprète dont chaque parole se charge d'une bouleversante intensité. A ses côtés, la basse croate Ante Jerkunica (Ivan Khovansky) incarne un superbe aristocrate chef de bande et princier, capable d'envolées lyriques admirables par leur douceur, mais également impressionnantes par leur propension à virer au cri de rage, terrifiant de puissance maîtrisée.

Avec son timbre pour le moins corsé et son incarnation fortement intériorisée, Julia Gertseva, puissante tragédienne, chante une Marfa dont le dilemme prend soudain tout son relief. De son côté, Dimitri Golovnin campe un ardent Andrei Khovansky, dont le ténor souple et éclatant suffirait presque à rendre le personnage sympathique. Vsevolod Grivnov est un Prince Golitsine vocalement vaillant, magnifique dans l'expression de ses doutes et de son combat intérieur, notamment lors de la grande scène du deuxième acte. Avec une interprétation très nuancée, le ténor kazhak Oleg Bryjak fait de Chakloviti non un démon foncièrement méchant, mais une créature ambigüe dont on ne devine pas la motivation réelle. Enfin, une mention pour le Clerc très émouvant de Michael J. Scott, qui fait sentir ici la parenté avec l'Innocent de Boris Godounov.

Le chef russe Dmitri Jurowski – directeur musical de l'Opéra de Flandre – a opté pour la version Chostakovitch – la seule qui respecte l'âpre écriture, notamment harmonique, de Moussorgsky – et assume totalement ce choix. Avec maîtrise, la phalange flamande alterne un tranchant implacable dans les grands tutti à de transparentes couleurs pour accompagner les récitatifs intimistes. Sa vison de l'histoire est ample, la respiration musicale large et l'art de changer les climats, toujours adéquats.

Avec, en fosse, de tels avocats de la cause moussorgskienne, la musique de ce drame fastueux fait largement oublier les scories de la proposition scénique. Le dernier éloge ira aux choristes de l'Opéra de Flandre, dont les nombreuses interventions ont à juste titre suscité l'enthousiasme de l'auditoire.

Emmanuel Andrieu

La Khovantchina de Moussorgsky à l'Opéra de Flandre – Jusqu'au 2 décembre 2014

Crédit photographique © Annemie Augustijns

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