Toutes les couleurs de la (Mora)vie
Morlot et Hermanis révèlent “Jenufa”. Une des plus belles productions de la Monnaie.
- Publié le 23-01-2014 à 08h23
- Mis à jour le 27-01-2014 à 16h47
Il y a une histoire bouleversante, contée avec pudeur. Il y a une musique enivrante et des chanteurs formidables. Il y a des décors inattendus et des costumes fabuleux. Il y a un orchestre en technicolor, des choristes et des danseurs. Il y a des tableaux stylisés et des scènes qui sont l’exact reflet de la vie. Il y a hier et aujourd’hui, il y là-bas et partout. On en a plein les yeux, plein les oreilles et plein le cœur. Cela s’appelle l’opéra.
Evidemment, l’opéra n’est pas toujours comme cela. Mais quand il est tellement proche de cet idéal, on y court ventre à terre et, à peine le rideau baissé, on rêve d’y retourner. La “Jenufa” montée par Ludovic Morlot et Alvis Hermanis est une des plus belles réussites de l’ère De Caluwe. Ceux qui connaissent Janacek le redécouvriront comme ils ne l’ont jamais vu et entendu, et ceux qui ne le connaissent pas auront la révélation d’un monde riche en couleurs.
Expressionnisme passionnant
Couleurs de la musique, d’abord. Autant Morlot laisse un peu indifférent quand il dirige Mozart, autant il excelle dans le répertoire du début du XXe siècle, son époque de prédilection. Loin des lectures plus austères ou plus rugueuses de nombre de ses collègues, son Janacek est d’un expressionnisme passionnant, d’une rondeur luxuriante qui, parfois, devient presque aussi expressive que certaines musiques de film, au point qu’on découvre dans la partition des textures et des sonorités qu’on n’y entend pas d’habitude. L’orchestre de la Monnaie suit avec engagement et enthousiasme, parfois au prix de l’un ou l’autre léger décalage qui devrait se régler au fil des soirs.
Couleurs de la scène, aussi, et évidemment. Les costumes (et coiffes !) d’Anna Watkins jouent la carte folklorique, mais un folklore stylisé, plus beau et donc plus vrai encore que nature. Mais cette splendeur a un sens dramatique : dimensions imposantes, ornements nombreux, les habits festifs sont lourds à porter et disent très bien le poids des conventions sociales. Ce “kabuki morave de Rio” (pour reprendre l’expression d’Alvis Hermanis) a forcément pour conséquence de limiter les mouvements des chanteurs, tenus dès lors de venir chanter à la rampe, dans des poses affectées, mais pas de quoi empêcher le metteur en scène letton de dessiner déjà leur personnalité, particulièrement pour les personnages masculins : comme chez les canards, ils sont parés des couleurs les plus vives et des plumes les plus hautes, avec notamment un Steva dont la tenue dit déjà toute la fatuité.
Au deuxième acte, Hermanis peut enfin explorer les interactions entre protagonistes. Et puisque c’est là que se resserre l’action et que se déroulent les moments les plus dramatiques, le Letton ose une double lecture : du kabuki façon Wilson (avec l’humour en plus) du premier acte, il passe aux décors misérabilistes à la Marthaler. L’intérieur de la Sacristine est celui d’une minable maison aujourd’hui, avec ampoules nues, murs lépreux et images pieuses, où le bébé partage le lit de sa mère et où on allume le gaz de la cuisinière pour se réchauffer. Les quatre personnages portent des vêtements actuels, et seuls les motifs Jugendstil et autres peintures d’Alphonse Mucha projetés tout autour de la scène font le lien avec l’univers orné du premier acte. Du premier et du troisième puisque au final, chacun retrouvera la tenue folklorique et les conventions qui l’accompagnent : la boucle est bouclée.
Spectaculaire
Il faudrait dire encore le spectaculaire (les actes kabuki organisés sur plusieurs niveaux, véritables tableaux de foule), l’efficacité dramatique des lumières, la rigueur perfectionniste de la direction d’acteurs au deuxième acte (la façon dont Steva prend son fils dans ses bras, notamment, est bouleversante). Il faudrait parler des danseuses, moins ballets que danses folkloriques, ou même simplement mouvements puisque c’est à elles que revient de figurer la rivière qui coule et de traduire en image les motifs ostinatos de la partition. Comme le font aussi la grand-mère qui roule sa laine, ou Laca qui aiguise son couteau. Avec, à la clé, le risque parfois d’un pléonasme de la musique par l’image.
Et il faudrait évidemment saluer une formidable distribution, essentiellement anglo-saxonne mais assurément aussi crédible vocalement que scéniquement. La palme aux Américains (la Sacristine hallucinée et brûlante de Jeanne-Michèle Charbonnet et le bouleversant Laca de Charles Workman), mais pour citer aussitôt les Anglais (Sally Matthews, Jenufa juvénile, aigu splendide mais grave un peu limité, et Toby Spence, Steva fanfaron pathétique, lâche à souhait). Et sans oublier tous les autres.