Chroniques

par bertrand bolognesi

Madama Butterfly | Madame Butterfly
opéra de Giacomo Puccini

Opéra de Nice
- 17 mars 2013
nouvelle production de Madame Butterfly (Puccini) à l'Opéra de Nice
© jaussein

C’est au Hongrois György Győriványi Ráth que Philippe Auguin a confié son Orchestre Philharmonique de Nice, pour ces quatre représentations de Madama Butterfly données à la Baie des anges dans une nouvelle production. Assurément, la formation se révèle tout à son aise dans la partition de Puccini qu’elle sert fort naturellement : on ne disconviendra pas qu’il s’agit d’un répertoire qu’elle fait admirablement sonner. Encore faut-il souligner le sain progrès constaté dans chacun de ses pupitres, offrant à la baguette du jour un matériau qu’elle façonne aux désirs de son oreille, tout dévoués à la dramaturgie. Belle vivacité, donc, dès les premières mesures de cette matinée, art du détail « contrôlé », pour ainsi dire (à savoir : sans profusion abusive), équilibre soigneusement construit, dans le respect scrupuleux mais jamais complaisant du phrasé des chanteurs. Bref : la fosse semble italienne, aujourd’hui, précise et suave tout à la fois, dense sur les moments clés (l’entrée des femmes à l’Acte I, par exemple), accusant en profondeur tous les dangers de l’intrigue, conditionnant comme il se doit le spectateur, qu’à elle seule elle met à fleur de peau, à « recevoir » la tragédie.

La maison affirme des choix de distribution sans équivoque.
Le timbre souverainement posé et la conduite prudente de Deborah Leonetti s’accordent à la froideur de l’épouse Pinkerton revendiquée par la mise en scène. Si le Yamadori de Richard Rittelmann ne retient guère l’écoute, l’Officier-marieur de Jean-Luc Zakine bénéficie d’une présence vocale robuste à l’émission sûre. De même le Géorgien Ramaz Chikviladze livre-t-il un Bonze luxueusement projeté. Moins évidemment impacté, c’est par la générosité du legato que se distingue Giuseppe Altomare en Sharpless. Quant à lui, Steven Cole campe un Goro jamais caricatural (ni dans la voix ni dans le jeu) à la légèreté heureuse. On retrouve avec plaisir la teinte fauve du mezzo-soprano Svetlana Lifar qui compose une Suzuki attachante [lire nos chroniques du 19 avril et du 20 janvier 2011].

Avantageusement directionnelle, la voix de Walter Fraccaro est dotée d’un grand souffle et d’une souplesse aguerrie aux rôles les plus éprouvants du XIXe siècle italien : voilà bien de quoi servir celui de Pinkerton ! Si l’on regrette une tendance à abuser du portamento comme d’effets « de gueule » qui peut-être font impression (cela reste à prouver), saluons un chant volontiers nuancé et une présence scénique en phase avec le personnage. Enfin, le soprano roumain Cellia Costea incarne d’une onctuosité confondante une Cio-Cio San qui émeut : libérant l’aigu à la fin du premier acte, elle use de moyens qu’on découvre de plus en plus opulents dans une dynamique gracieusement chantournée qui jamais n’induit une ligne maniérée. Une fort belle Butterfly !

En transposant l’intrigue de Belasco dans le tout jeune après-guerre, Daniel Benoin ne dérespecte en rien l’ouvrage. Et comme l’action est censée se passer à Nagasaki… Trois jours après que Tibbets ait largué la bombe Little Boy sur Hiroshima, Sweeney lâchait Fat Man, sa jolie cadette jaune à rayures noires, sur Nagasaki, précisément (9 août 1945). Dès le prélude, le ton est posé d’une référence récurrente à l’événement, dès qu’il s’agira d’évoquer le Japon ancestral, celui du père de la jeune héroïne dont elle honore la mémoire. Devant une baraque de cendres, dans un paysage calciné où siège encore une dérisoire porte shintô, l’officier américain fait ses plans avec l’entremetteur, face à la maquette du futur nid d’amour (de stupre ?) de son papillon. Désolé, le climat rappelle celui de Kuroi ame (Pluie noire), le film que le roman de Masuji Ibuse (1966 ; traduction française en 1972) inspirait en 1989 à Shōhei Imamura (dont Takemitsu conçut la musique). Le travail vidéastique de Paulo Correia est accompagné par une « chorégraphie du mouvement de groupe », si l’on peut dire, qui réinvente à sa façon un code japonisant d’antan. Loin de nuire à la scène, l’intrusion parfois brutale du procédé se justifie toujours et pose par divers motifs la question de la légitimité de l’occupant à régir ce Levant ainsi soumis.

La fascination pour l’Occident vécue par le Japon des années cinquante trouve un ferment de choix dans l’amour de l’adolescente pour le gradé yankee. Dès fin août 1945, l’Étatsunien David Conde exerce au nom de son pays un contrôle et une censure drastique des cinéastes insulaires : au baiser hollywoodien de faire son apparition dans un vocabulaire d’importation, comme l’un des symboles de l’abandon orchestré d’une identité dont l’ère révolue fut si fière. Amoureux, ce Pinkerton qui reviendra kidnapper son fils ? Civilisée, cette blanche qui s’accommode sans frémir d’arracher à une jeune mère son enfant ? Celle qui avait su bravement tourner le dos aux « bonzerie » d’un autre âge confie au wakizashi son retour au passé : ici, double seppuku, puisque la servante recouvre elle aussi la tradition à travers le rituel de l’honneur. Ainsi Butterfly redevient-elle Cio-Cio San. Personne n’est là pour remettre le petit à son père. Avec la complicité de Françoise Raybaud et Nathalie Bérard-Benoin pour les costumes et de Jean-Pierre Laporte pour le décor, Daniel Benoin signe une production génialement marquée par le désastre.

BB