La Dame de Pique mise en scène par Timofeï Kouliabine © Jean-Louis Fernandez

La Dame de Pique, plongée dans les remords d’Hermann à Lyon

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Deuxième ouvrage à l’affiche de l’édition 2024 du Festival de printemps de l’Opéra de Lyon, La Dame de Pique de Tchaïkovski est présentée dans une des plus stimulantes mises en scène qu’il nous ait été donné de voir ces dernières années. Timofeï Kouliabine, qui, avec cette production, fait ses débuts sur la scène lyrique française, plonge le spectateur dans le ressassement d’Hermann, tout en relisant à l’aune contemporaine le fantasme impérialiste de la Russie sous-jacent dans l’évocation historique de l’ouvrage. Avec une distribution remarquable, sous la direction d’une grande intelligence dramatique de Daniele Rustioni, cette Dame de Pique s’affirme, au-delà de ce qui parfois déroute un peu, comme une réussite majeure.

Selon les préventions de chacun, il est diverses manières de juger la valeur d’une mise en scène d’opéra. S’il est cependant un signe de sa force, au-delà de l’appréciation personnelle, c’est bien l’impression qu’elle laisse et qui se diffuse, longtemps après le tomber du rideau. La production de La Dame de Pique conçue par Timofei Kouliabine, compte parmi ces moments d’alchimie qui font réfléchir sous l’espèce de la pensée théâtrale, par l’assomption d’émotions et l’élaboration imaginaire.

La Dame de Pique mise en scène par Timofeï Kouliabine © Jean-Louis Fernandez

Dans le décor double d’Oleg Golovko qui met en abyme une scène et ses coulisses où Hermann, portant les stigmates de l’âge qui épargnent ses contemporains, plus ou moins associés à la carrière militaire, ressasse son guignon, les contrastes et le foisonnement du premier tableau laisse un peu perplexe. Sur un plateau factice où se succèdent différentes séquences collectives, à l’exemple d’une cérémonie en mémoire des disparus à la guerre, une parenthèse plus intime fait apparaître un jeune soldat en marinière qui pourrait faire songer à Querelle, approché par une jeune fille aux allures d’allégorie qui n’est pas sans ressemblance avec la Comtesse, avant de combattre trois figures vêtues d’un cuir assez orienté, images des dangers dont se sent assaillie une certaine Russie traditionnelle – le cow-boy figurant l’impérialisme américain, les porte-jarretelles pour la décadence homosexuelle et un casque de robot pour la menace technologique – mais qui peuvent être tout autant les trois visages de l’inversion qui taraude le personnage, comme Onéguine. Car, au-delà de tableaux qui, avec les vidéos d’Alexander Lobanov, transposent dans des images plus contemporaines la nostalgie pour un passé fantasmé développée dans le livret – par exemple les archives des grands artistes et des exploits spatiaux en noir et blanc devant lesquelles songe la Comtesse – et ne servent qu’à cacher la misère du peuple explicitée sur le quai de gare au troisième acte ou la décrépitude de l’escale militaire dans le finale, le récit, avec les quelques déplacements dramaturgiques qui heurteront les puristes mais sont cousues avec beaucoup de subtilités dans la trame narrative, peut être compris comme l’incessante rumination mentale d’Hermann, l’un des indices étant l’apparente incohérence d’un protagoniste nettement plus vieux qui semble hanter des péripéties scellées dans le temps du souvenir.

La Dame de Pique mise en scène par Timofeï Kouliabine © Jean-Louis Fernandez

Cette poétique qui dépasse la question de la logique linéaire du réalisme relie en fin de compte le destin du joueur – dans une situation de relégation sociale, très bien caractérisée par les emplois subalternes sinon ubérisées que lui fait endosser la mise en scène – avec celui de l’autre trajectoire pouchkinienne mise en musique par Tchaïkovski, celle d’Eugène Onéguine. Les similitudes et les parallèles dans les deux opéras ne manquent pas, et Timofei Kouliabine les laisser affleurer. La confession insomniaque de Lisa et le dialogue, ici réel et non plus contenu dans le débat épistolaire intérieur, avec l’être aimé, rappelle la lettre de Tatiana. La solennelle satisfaction exprimée par le prince Elestki fait écho à celle de Grémine. Bien qu’elle explicite d’autres motivations, l’impuissance sentimentale d’Hermann s’enracine peut-être dans le même déni de l’inversion qu’Onéguine, et la rivalité autour de Lisa rejoue sans doute le différent avec Lenski, cristallisée sur Olga, qui s’est soldé par un duel fatal – et ici le pistolet tue Eletski et non Hermann. Sous la fresque collective revisitée, le metteur en scène russe, à la suite du compositeur, explore, avec l’appui des lumières d‘Oskars Paulins, les méandres de tourments intimes qui font écho à ceux que ce dernier a pu connaître.

La Dame de Pique mise en scène par Timofeï Kouliabine © Jean-Louis Fernandez

Ces affinités, l’écriture orchestrale, parcourue de thèmes obsessionnelles et de tournures rappelant un peu la forme cyclique de la Cinquième Symphonie créée deux avant en 1888, les fait ressortir dans une puissante palette, ciselée par la baguette de Daniele Rustioni. Dans la fosse, le directeur musical de l’Opéra de Lyon fait vibrer – avec un refus de toute emphase inutile qui évacue tout risque de sentimentalité – les couleurs et la pulsation du drame intérieur : toujours contenue, la tension crescendo à la fin du deuxième acte n’en impressionne que davantage. Cette plongée dans les troubles de la psyché autorise les quelques glissements par rapport à la lettre du livret, qui ne sont peut être que les arrangements ou les forclusions au fil des ressassements dans lesquels le héros et le spectateur sont immergés : rarement peinture musicale et dramatique de l’emprise des souvenirs jusqu’au délire n’a été réalisée avec une telle sensibilité.

La Dame de Pique mise en scène par Timofeï Kouliabine © Jean-Louis Fernandez

L’incarnation d’un Hermann vieilli au milieu de ses fantômes par Dmitry Golovnin transcende, par sa vérité saisissante, la maturité d’un timbre qui n’altère jamais l’intégrité technique. En Lisa, Elena Guseva lui oppose une grâce sans affectation où la sensualité se voile d’inquiétudes avec un évident instinct expressif. Si Konstantin Shushakov mêle la jeunesse et la carrure noble du Prince Eletski, le baryton le plus marquant du plateau reste le Tomski campé par Pavel Yankovsky, qui tire admirablement parti de ses moyens jusque dans une chanson à boire au troisième acte d’une générosité de la ligne dépassant les attentes. Avec un médium d’une plénitude sans lourdeur, la Pauline d’Olga Syniakova s’inscrit dans cette même ampleur vocale que l’on retrouve également, sans les caricatures vétéranes parfois entendues dans le rôles, chez la Comtesse d’Elena Zaremba, qui prend ici le visage de la guérisseuse et cartomancienne Juna Davitashvili. Membre du Lyon Opéra Studio, Giulia Scopelliti fait rayonner la fraîcheur bienveillante de Macha, tandis que les interventions de Tchekalinski et Sourine sont typiquement contrastées avec le ténor Sergei Radchenko et la basse Alexei Botnarciuc. Préparés par Benedict Kearns, les choeurs, rejoints à l’occasion par la Maîtrise, emmenée par Nicolas Parisot, s’intègrent efficacement dans un spectacle qui compte parmi les rares qui résonnent encore dans la tête, longtemps après le rideau final.

Gilles Charlassier

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