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Elektra prise au mot

Baden-Baden
Festspielhaus
03/23/2024 -  et 26*, 31 mars 2024
Richard Strauss : Elektra, opus 58
Nina Stemme (Elektra), Elza van den Heever (Chrysothemis), Michaela Schuster (Clytemnestre), Johan Reuter (Oreste), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Egisthe), Anthony Robin Schneider (Le précepteur d’Oreste), Serafina Starke (La confidente de Clytemnestre), Anna Denisova (La porteuse de traîne), Lucas van Lierop (Un jeune serviteur), Andrew Harris (Un vieux serviteur), Kirsi Tiihonen (La surveillante), Katharina Magiera (Première servante), Marvic Monreal (Deuxième servante), Alexandra Ionis (Troisième servante), Dorothea Herbert (Quatrième servante), Lauren Fagan (Cinquième servante)
Philipp M. Krenn, Philipp Stölzl (mise en scène), Philipp Stölzl (décor, lumières), Kathi Maurer (costumes), Judith Selenko, Peter Venus (vidéo)


(© Monika Rittershaus)


Dans le paysage malheureusement restreint des metteurs en scène que l’on peut solliciter aujourd’hui dans un grand festival international, Philipp Stölzl reste un atout intéressant, à sortir de sa manche en vue d’obtenir un spectacle à la fois imaginatif et d’un véritable impact visuel. Car avant d’effectuer ses premiers pas à l’opéra, Stölzl s’est beaucoup frotté à autre chose : décorateur de théâtre, scénariste et réalisateur de cinéma, voire concepteur très demandé de clips rock... Un bagage hybride, dont toutes les composantes ont pu s’harmoniser de façon très convaincante dans un passé récent, par exemple dans le Rigoletto lacustre du Festival de Bregenz en 2019 et 2021, ou encore l’Andrea Chénier en cinémascope vu à Munich en 2017, tellement riche en détails qu’il avait même fallu un second metteur en scène pour réussir à tout y coordonner.


Philipp M. Krenn, cet assistant de naguère, est d’ailleurs devenu à présent un co‑metteur en scène à part entière, pour cette Elektra donnée au Festival de Pâques de Baden‑Baden pour trois soirées. Un projet qui s’affirme par un concept décoratif à nouveau audacieux, empilement de sept hauts gradins pouvant coulisser d’avant en arrière, en formant, soit un escalier de dimensions cyclopéennes, soit des espaces horizontaux d’une altitude variable, un peu comme si l’on ouvrait et refermait à volonté un ou plusieurs des sept tiroirs d’une même commode. Quand tout est déployé, il n’y a plus qu’un grand mur gris à l’avant‑scène. Quand tout est refermé, l’espace redevient classiquement rectangulaire, avec une assez faible profondeur de champ. Et puis il y a aussi de multiples dispositions intermédiaires, propices à l’escalade, aux chutes d’un degré à l’autre, voire aux reptations sous des hauteurs de plafond insuffisantes. Donc un dispositif très présent, constamment mobile, voire oppressant, doté en tout cas d’un véritable potentiel.


Hélas, ces nombreuses surfaces verticales grises ont été aussi pensées comme un espace de projection, pour l’intégralité du texte du livret, qui défile un peu partout, chaque mot pouvant s’individualiser dans une taille de police différente, qui va du minuscule au géant. Le surtitrage devient ici un élément dramatique à part entière, se mélangeant intimement au jeu scénique, et obligeant donc le spectateur à lire le texte d’Hofmannsthal dans ses moindres détails.


La qualité littéraire d’un tel livret en vaut certes la peine, mais ce constant bombardement de mots, même continuellement varié, dérange instantanément, voire tourne au pléonasme. Exactement le même problème, en fait, que pour le Tristan de Tiago Rodrigues coproduit récemment par les opéras de Nancy et Lille, une dramaturgie simultanée trop insistante de l’écrit faisant décidément mauvais ménage avec le reste de la perception visuelle, même si les perspectives ainsi créées peuvent se révéler intéressantes. Ici aussi, quand tout le décor devient le support d’inscriptions rémanentes, à la façon d’une stèle antique, ou quand le livret défile en continu de bas en haut, comme un générique, ou encore quand les mots flottent librement dans l’espace, pendant la scène de reconnaissance entre Elektra et Oreste, il y a des effets très convaincants, mais dans l’ensemble cette constante avalanche typographique devient vite indigeste, voire incite à fermer les yeux.


Il est vrai aussi qu’on peut s’en tenir assez longuement à l’écoute sans rien manquer d’essentiel, tant le jeu scénique reste lent, voire hiératique, chaque chanteur paraissant relativement prisonnier de la petite logette où la scénographie le maintient. Quant à la caractérisation des personnages, ni les costumes peu imaginatifs de Kathi Maurer, ni la mise en scène, ne la creusent vraiment. Il faut attendre les dernières scènes pour qu’il se passe enfin davantage de choses : plus d’indépendance ou au contraire de claustration par rapport aux degrés mobiles du décor, des éclairages devenant audacieux, avec une vibrante palette à base de jaune, violet, vert, rose fuchsia... qui fonctionne bien, et enfin un final où les meurtres se déroulent à vue, le corps de Clytemnestre (ou du moins celui de la cascadeuse qui la double) dégringolant même tout l’escalier, d’un degré à l’autre, jusqu’en bas.


Fermer les yeux aide à savourer aussi une performance orchestrale sidérante, Kirill Petrenko ayant décidé de faire sortir continuellement les Berliner Philharmoniker, non seulement de leurs gonds, mais aussi de la fosse qui les abrite. Ici on ressent vraiment physiquement la présence sonore de tous les instrumentistes, avec une richesse de détails incroyable et aussi quelques paroxysmes véritablement torrentiels. Face à un tel orchestre, protagoniste essentiel, voire envahissant, la tâche des chanteurs devient rude, voire deviendrait impossible si le décor ne leur garantissait pas un contexte acoustique aussi favorable.


Aucun problème, évidemment pour Nina Stemme, qui reste une hochdramatische d’une prodigieuse intensité de projection, même si, la soixantaine venue, certains aigus peuvent devenir plus difficiles à atteindre. On peut supposer aussi qu’aujourd’hui, d’une représentation à l’autre, la fermeté d’un tel chant peut varier, mais ce soir la stabilité de l’émission et la chaleur du timbre restent d’enviables modèles. Un format avec lequel la fraîche Chrysothemis d’Elza van den Heever n’a certes pas besoin, dans l’absolu, de rivaliser. Cela dit, engoncée dans un costume impossible et guère stimulée par la mise en scène, voire reléguée au second plan par l’orchestre (Strauss veille scrupuleusement à ne pas couvrir son Elektra, mais charge souvent beaucoup plus le rôle de Chrysothemis, en comptant sur la luminosité naturelle des aigus de sa titulaire), elle peine souvent à s’affirmer. Quant à Michaela Schuster, en petite forme, avec une voix criblée de trous, et une ligne disloquée, qui n’est même pas compensée par un parlando efficace, elle déçoit beaucoup. Peut‑être, dans un autre contexte, bien dirigée, mieux habillée aussi (son costume d’Erda aux longs cheveux d’argent n’en fait jamais mieux qu’une aïeule un peu paumée), pourrait‑elle faire illusion, mais ici sa grande scène tombe vraiment à plat. Bel Oreste, à la voix noble, de Johan Reuter, l’idée de faire du personnage une gueule cassée rentrant de la guerre à l’état d’éclopé s’appuyant sur deux béquilles n’étant pas mauvaise, mais obligeant l’acteur à un jeu compliqué, voire impossible, quand il s’agit de poursuivre Egisthe, au cours d’une scène de meurtre au couteau assez peu crédible. Wolgang Ablinger-Sperrhacke est quant à lui un Egisthe correct, mais qui, contrairement à de meilleurs titulaires, ne parvient pas à caractériser vraiment le rôle, au cours des trop courtes répliques qui lui sont imparties.


Donc, pour un orchestre complètement fou, assis sur des graves telluriques, et proliférant en arabesques extraordinaires, et pour l’Elektra de Nina Stemme, que l’on est content d’avoir pu écouter une fois encore en grande forme, une soirée inoubliable, mais trop rarement pour le reste.



Laurent Barthel

 

 

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