P.I.Tchaikovski (1840–1893)
La Dame de pique (1890)
Opéra en trois actes op. 68 (1890)
Livret de Modest Ilitch Tchaikovski et du compositeur d'après la nouvelle homonyme (1834) de Alexander SergeIevitch Pouchkine.
Création au Théâtre Mariinsky de Saint Peterbourg le 19 décembre 1890

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Timofeï Kouliabine
Décors : Oleg Golovsko
Costumes : Vlada Pomirkovanaya
Lumières : Oskars Pauliņš
Vidéo : Alexander Lobanov
Dramaturgie : Ilya Kukharenko

Hermann : Dmitry Golovnin
Lisa : Elena Guseva
Le Prince Yeletski : Konstantin Shushakov
Comte Tomski / Zlatogor : Pavel Yankovsky
Pauline / Milavzor : Olga Syniakova
La Comtesse : Elena Zaremba
Macha / Prilèpa : Giulia Scopelliti *
Tchekalinski : Sergeï Radchenko
Sourine : Alexei Botnarciuc
Tchaplitski : Tigran Guiragosyan
Narumov : Paolo Stupenengo
Le Maître de cérémonie : Yannick Berne

Chœur de l’Opéra de Lyon
Chef des Chœurs : Benedict Kearns

Maîtrise de l’Opéra de Lyon
Chef de chœur de la maîtrise : Nicolas Parisot

Orchestre de l’Opéra de Lyon

 * Solistes du Lyon Opéra Studio

Lyon, Opéra national de Lyon, samedi 16 mars 2024, 19h30

Beaucoup de productions de La Dame de Pique ces dix dernières années, que ce soient des reprises (à Vienne en 2022) ou non (à Munich, à Baden-Baden, à la Scala, à Salzbourg), en ce moment même la Deutsche Oper Berlin affiche une reprise de la production de Sam Brown et Hambourg annonce une reprise dans la production Decker la saison prochaine et l’un de nos plus grands regrets est la production avortée de Dmitry Tcherniakov avec Daniel Barenboim qui devait venir en visite à Paris en juin 2021 et qui a été annulée pour des raisons diverses et impératives. Mais rappelons encore que l’œuvre fit partie de la première saison complète de l’Opéra Bastille (1990–1991)
L’Opéra de Lyon n’est pas en reste, puisque Serge Dorny a proposé l’œuvre deux fois, en 2008 et en 2010 dans la production de Peter Stein avec en fosse un certain Kirill Petrenko.
Nous sommes donc en terrain largement labouré, par toutes les grandes salles du monde et par tous les grands chefs du monde : plus peut-être qu’
Eugène Onéguine, La Dame de Pique reste l’opéra de référence de Tchaïkovski, tout comme Le lac des cygnes son ballet de référence.
Cela signifie également que la plupart des grands metteurs en scène (et beaucoup de moins grands) s’y sont frottés : Andrei Konchalovski (Scala, Bastille), Stefan Herheim (Amsterdam, Londres), Hans Neuenfels (Salzbourg), Willy Decker (Hambourg), Elijah Moshinsky (MET), Caurier/Leiser (Baden-Baden), Vera Nemirova (Vienne), Benedict Andrews (Munich) auxquels nous ajouterons ceux qui auraient dû mais qui n’ont pu comme Youri Lioubimov (Paris) ou récemment comme on l’a vu Dmitry Tcherniakov (Berlin, Paris).

C’est ce foisonnement qui rend la production lyonnaise séduisante, parce qu’elle propose pour la première fois en France la production d’un metteur en scène russe considéré comme l’un des plus passionnants aujourd’hui, Timofei Kouliabine, avec en fosse le directeur musical Daniele Rustioni, dont on oublie souvent qu’il est un grand connaisseur du répertoire russe (il suffit de citer L’Enchanteresse ou Le Coq d’or il y a quelques années à Lyon.

Et de fait, cette production se classe d’emblée parmi les plus accomplies tant scéniquement que musicalement qu’on ait pu voir ces dernières années. Musicalement somptueuse au point de damer le pion à bien des productions de théâtres plus importants, elle montre scéniquement des chemins nouveaux nés d’une lecture très marquée par une certaine idée de la Russie, mais aussi et évidemment par les derniers événements qui marquent notre monde.

Théâtre et Russie

Timofei Kouliabine (40 ans cette année) coulait en Russie des jours heureux, récompensé par de nombreux « Masques d’Or », la plus haute récompense de théâtre en Russie pour ses productions notamment au théâtre de Novossibirsk, le théâtre le plus important de Sibérie. Sa mise en scène des Trois Sœurs de Tchékhov en langue des signes qui a fait le tour du monde et qu’on a vu en France à la Comédie de Valence, puis à l’Odéon et ailleurs a frappé durablement les esprits.

Mais au lendemain de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, il émet de sévères critiques et il quitte la Russie : ses mises en scène au Bolchoï sont suspendues, et son père perd son poste de directeur de théâtre à Novossibirsk qu’il occupait depuis 23 ans.
Kouliabine fait donc partie de l’incroyable vivier de ces artistes russes de tous ordres qui alimentent les scènes, il a pris la décision radicale de quitter son pays, d’autres restent quelquefois entre le marteau et l’enclume, mais comme il était prévisible, les théâtres européens ne peuvent se passer de ce vivier russe pour nourrir leurs productions, et pas seulement (loin s’en faut) pour le répertoire russe.
Il est vrai aussi que la Russie a fourni à la scène internationale à la fois une réflexion d’une richesse notable sur le théâtre et une série de metteurs en scène de toute première importance, déjà à l’époque de l’URSS (Meyerhold, Lioubimov) tout comme l’Allemagne de l’Est ou la Pologne : l’expérience du totalitarisme nourrit la création, et confirme l’affirmation de Saint John Perse sur le poète (mais qu’on peut élargir à l’artiste)  « c’est assez d’être la mauvaise conscience de son temps » qui prolonge la vision de Rimbaud du poète « voleur de feu ».
Si la France a offert au monde le premier travail réflexif sur le comédien, le Paradoxe de Diderot, la Russie avec Stanislavski fonde aussi une manière nouvelle de faire l’acteur, fondée sur le tréfonds de la sensibilité qui irrigue encore nos scènes. Par ailleurs certains metteurs en scène comme Meyerhold ont payé de leur vie leur vision de la mise en scène parce que les débats sur le théâtre et la mise en scène sous couvert d’esthétique sont profondément idéologiques et heurtent de plein fouet le politique, encore plus aujourd’hui. Le travail de Timofei Kouliabine prend place dans ce débat.

 

De Pouchkine à Tchaïkovski

De toutes les mises en scène de La Dame de Pique que j’ai pu voir, aucune ne m’a marqué profondément, l’œuvre est plus difficile à mettre en scène que Eugène Onéguine dont il existe des productions exceptionnelles et très différentes. La Dame de Pique est une œuvre frontière, entre romantisme et réalisme, entre rationnel et irrationnel, entre raison et folie, entre amour et instrumentalisation de l’amour. Elle l’est même dans ses représentations, parce qu’on la représente communément en version XIXe (époque de Pouchkine, ou de Tchaïkovski) voire XXe (la dernière production de Munich) , alors que c’est une œuvre qui indique dès le début du livret « l’action se passe à Saint Petersbourg, à la fin du XVIIIe ».
C’est une œuvre aussi tiraillée entre sa source, la courte nouvelle de Pouchkine et son livret, signé de Modest Tchaïkovski, notablement différent, au contraire du très fidèle Eugène Onéguine . C’est que le directeur du Mariinskij voulait une œuvre qui fasse spectacle une Carmen russe, qui puisse drainer les foules et donc du grand spectacle et des grands sentiments.
Or nous naviguons là entre deux des pôles les plus emblématiques de la culture russe, Pouchkine, fondateur de la littérature russe et qui fournit à l’opéra national naissant la majorité de ses livrets, et Tchaïkovski, à la fois idole russe et gloire internationale, individu déchiré et ambigu, à la mort encore mal élucidée, mais qui bénéficia de funérailles grandioses.
Pouchkine a formalisé nombre de contes populaires russes, nombre de figures historiques, et la nouvelle La Dame de Pique plonge dans plusieurs réalités.

  • Le cosmopolitisme de l’aristocratie russe, dont la Comtesse dite « Venus moscovite » à Paris est un emblème
  • Le système pyramidal garanti par le souverain, ici la Tsarine Catherine II, avec une classe dirigeante riche et insouciante, telle aussi que la dépeint Tolstoï dans Guerre et Paix et des exclus, comme ici Hermann, soldat et pauvre.
  • Une société militarisée, tous les hommes ici sont des soldats, il y a les riches (Tomski, Eletski ) et les pauvres (Hermann) mais qui dit soldats dit aussi guerres.
  • Hermann est aussi un étranger, par son nom, il est d’origine allemande, ce n’est pas un problème au XVIIIe dans une société aristocratique qui ne parle parle pas russe, mais essentiellement français, et fascinée par les modèles européens, notamment la société petersbourgeoise, dans une ville modelée par le rêve « occidental ».
  • C’est enfin une société qui par l’influence religieuse de l’orthodoxie, par une culture traditionnelle influencée par les histoires et les légendes, croit à l’irrationnel, aux forces obscures. L’exemple historique de Raspoutine au début du XXe nous parle encore. Aussi la note de mise en scène glissée dans le programme évoquant Juna Davitashvili se situe-t-elle dans ce sillon, d’une présence de l’irrationnel que les années de communisme n’ont pas éteint, bien au contraire : les braises sont toujours sous les cendres apparemment refroidies.
    Et la nouvelle de Pouchkine s’amuse de ces allers et retours rationnel-irrationnel ; elle évoque comme le livret le comte de Saint Germain réputé immortel au XVIIIe (le personnage a existé) qui à Paris aurait donné à la comtesse la martingale des trois fameuses cartes.

De cette complexité, Tchaïkovski et son frère tirent un livret plus linéaire et bien moins sarcastique que la nouvelle :

Hermann soldat ne joue jamais (comme dans la nouvelle). Il est amoureux de Lisa, la pupille de la comtesse, qu’il a vue de loin, et qu’elle a remarqué aussi. Elle doit épouser par convenance le prince Eletzki qu’elle n’aime pas.
L’histoire des trois cartes permettrait à Hermann devenu riche d’espérer remporter Lisa, mais l’échec de la martingale que la comtesse lui communique par-delà la mort le pousse au suicide, tandis que Lisa s’est déjà jetée dans la Neva quand elle a vu un Hermann possédé par le jeu.

Timofei Kouliabine, essaie de partir de la vérité de la nouvelle de Pouchkine avec toutes ses complexités induites, dont celle d’un Hermann très fragile psychologiquement, pour faire de cette production une sorte d’emblème qui s’inscrit dans la vision d’une Russie « éternelle », prise entre ses rêves et ses démons, entre mensonge et vérité, réalisme et illusions, rationnel et irrationnel, triomphes et chutes.
En ce sens, le triomphe est le bal masqué de l’acte II et l’apparition de Catherine II, et tout ce qui suit est une chute où tout se déglingue.

Mais ce que montre Kouliabine, c’est que tout un système fondé par la croyance collective en une illusion et à ses mensonges est appelé à sa propre chute, comme la croyance d’Hermann en la martingale, c’est le grand spectacle de l’écroulement.

Kouliabine installe La Dame de Pique dans un tissu de réalités diverses dans laquelle la Russie se débat, prise au piège d’une toile d’araignée qui à chaque mouvement l’enserre un peu plus, à l’image d’un Hermann qui croit à ses chimères et qui s’y enfonce jusqu’à ne plus rien distinguer du monde réel.
C’est pourquoi le décor monumental est fait aux deux tiers d’un vaste espace qui pourrait être un théâtre mental, et d’un coin (un tiers de l’espace) plus réaliste où l’histoire se déroule. Dans cette Russie-là l’illusion et l’irrationnel et le mensonge c’est trois quarts de la vie.
Si l’on adhère à cette vision, on comprend que l’illusion existe dès Catherine II, fêtée dans l’œuvre, connue aussi dans l’histoire par le mensonge des « villages Potemkine »…

 

Les principes de mise en scène

Il faut s’appuyer à la fois sur Pouchkine et sur Tolstoï pour comprendre quelque chose de ce que sont les tiraillements et contradictions de la culture russe.
Il y a d’un côté la force de l’histoire et des contes, la force des illusions et des rêves, comme l’a si bien montré Dmitry Tcherniakov dans sa prodigieuse mise en scène de Sadko au Bolchoï, conçue comme la visite d’un russe d’aujourd’hui au parc des illusions et des contes de fées de l’histoire russe, face à une autre force traversée par le souci d’aller vers une rationalité (voir les efforts de Pierre le Grand pour tirer la Russie vers l’Europe, puis ceux de Catherine II vers les Lumières) voire une négation de ce qui est russe (le mépris des classes dirigeantes pour la langue russe).
D’un autre le réveil de la « russité » se fait par la guerre, et c’est ce que raconte Guerre et Paix de Tolstoï, avec sa mélancolie, son amertume de la perte de toutes les illusions. Entre les contes de fées et la guerre, la Russie navigue, et Kouliabine installe sa vision de la Dame de Pique entre ces deux pôles qui sont chacun des mensonges.
La guerre est fondatrice en Russie, depuis Ivan IV le terrible, une Russie protégée par l’immensité de son territoire, mais qui doit en défendre les marches, aux frontières Ouest (Ukraine aujourd’hui, Pologne hier),  Sud (Caucase jadis, Géorgie il n’y pas si longtemps) et Est (guerre russo-japonaise au début du XXe siècle mais aussi conflits frontaliers avec la Chine en 1969). La guerre semble être structurellement nécessaire pour asseoir un état qui se veut fédérateur d’une « russité » quels que soient les régimes depuis le XVIe siècle..
Comme la guerre est autant un mensonge que les contes, tout est mensonge dans ce monde bipolaire et c’est là le concept de ce travail qui fait de ce symbole qu’est la Dame de Pique le porteur d’idées enracinées dans la culture et l’histoire.

Comtesse et thaumarturge : Juna Davutashvili

C’est pourquoi Timofei Kouliabine ajoute au programme cette note sur Juna Davitashvili, une cartomancienne, guérisseuse « mystique » fameuse en Russie qui fut décorée par Eltsine pour avoir apporté « un soulagement aux troubles psychologiques qu’elle proposait aux anciens combattants ». Il y a dans cette expression à la fois la reconnaissance de l’irrationnel structurel en Russie (on a parlé plus haut de Raspoutine) mais en même temps des douleurs de la guerre, autre élément structurel. Juna Davitashvili est pour la Russie le médiateur mystique qu’est la comtesse pour Hermann. Dans un travail qui fait l’aller et retour entre la psychose d’Hermann et la psychè-psychose russe, l’assimilation n’est pas illégitime.
Comme si dans cette Russie, pour survivre il fallait sans cesse vivre dans l’ailleurs

 

Le spectacle

Décor du premier acte

Tout le premier acte est cet écartèlement entre (à jardin) un ici, rétréci, un petit coin à peine éclairé, comme une loge dans les coulisses où tous les personnages sont serrés, avec un Hermann déjà halluciné, et de l’autre un beau théâtre (Décor de Oleg Golovko) qui rappelle en version géante une scène de théâtre de marionnettes, sur laquelle vont défiler des images, d’abord de cette Juna Davitashvili, thaumaturge des foules, soldats, enfants, paralytiques, résidus des guerres qui ne sont jamais un mal présent pour un bien futur mais un mal présent pour pire encore après.. Dans ce cadre l’intervention des enfants-soldats, petit jeu « innocent » d’imitation de Carmen devient presque sarcasme.

Mort et éternité de Juna Davitashvili

Puis devant un monument funéraire où brûle une flamme sans doute éternelle, la mort de la thaumaturge, avec des silhouettes de deuil démultipliées, qui portent des photos-icônes de la disparue comme une entrée dans l’éternité (n’oublions ni la valeur divine de l’icône dans l’orthodoxie, ni la vie éternelle du comte de Saint Germain qui refila la martingale à la Comtesse), suit un ballet classique avec tutus, autre image de la Russie éternelle, du Tchaïkovski éternel, image pacifiée civilisatrice, idéalisée, sauf que les ballerines ont des gilets pare-balles, des Kalachnikov et finalement jouent langoureusement avec un obus avec dans le fond cette carte projetée de la Russie qui s’étend comme une tache de sang gigantesque.

La Russie comme théâtre mental

On a là l’irrationnel d’un côté et la guerre indispensable de l’autre pendant que défilent sur l’écran vidéo quelques tsars er hiérarques de la Russie éternelle jusqu’à Staline, tout cela au moment où Tomski raconte son histoire de cartes et qu’Hermann dans son air final halluciné de l’acte I sc.I au milieu d’un orage naissant (tiens tiens, encore de suggestif et de l’irrationnel) получишь смертельный удар ты (Tu recevras un coup mortel) chante accompagné d’éclairs et d’éclats de bombardements (très beaux éclairages de Oskars Pauliņš), la guerre toujours la guerre…
Images de mort, images d’abandon du peuple qu’on laisse aux faux prophètes parce qu’on ne sait qu’en faire (on pense au final de Boris, où le peuple ne cesse de payer l’addition) après les guerres et avant les suivantes.

Le coin des "vrais" personnages : Elena Guseva (lisa) Konstantin Shushakov (Eletzki) et à droite Elena Zaremba (la comtesse)

La deuxième scène est un salon bourgeois sur les trois quarts avec un angle plus intime, cette fois à cour, où Kouliabine fait l’économie de la gouvernante, la scène devenant une sorte de pantomime où Polina mime la gouvernante en reprenant son air. Une scène toujours poétique, l’un des rares moments de respiration où semble apparaître une vérité, puisque Lisa se dit fascinée par Hermann. Mais, parce qu’elle doit en épouser un autre, apparaît immédiatement le mensonge social. Quant à Polina, elle chante un paradis (l’Arcadie) dont la vision se termine par une tombe… prémonitoire.
Il reste que la scène avec ses ambiguïtés, ses pantomimes étranges, fait encore apparaître l’impossibilité de vivre directement sa vérité ou ses envies, et ce sera confirmé plus tard encore avec Eletzki.
Alors peu importe que la scène soit « vraie », « fantasmée », construite par un Hermann déjà ravagé, peu importe le rapport à la réalité d’abord parce qu’elle n’est réalité que théâtrale, et donc représentation, et que le concept est l’inscription de la Dame de Pique et son intrigue dans une Russie percluse de tiraillements, de faux semblants, qu’elle soit celle de Pouchkine, de Tchaïkovski, celle d’avant-hier, d’hier ou d’aujourd’hui.
En ce sens, certes, on voit des smartphones, cela veut dire aujourd’hui, mais un aujourd’hui qui n’est que traduction d’hier et d’un blocage permanent, ce mur contre lequel se heurtent sans cesse les sentiments pour exister (c’était d’ailleurs aussi vrai dans Tolstoï avec la relation difficile entre le Prince Andreï et Natacha Rostova, ou de Pierre Bezoukhov avec sa femme Hélène, un pis-aller).
Ainsi lors de la conclusion de la sc.2 de l’acte I, les deux êtres se heurtent à leurs murs, et à la toile d’araignée, mais finalement (ou apparemment) Lisa choisit sa vie et non son existence sociale.
Mais qu’elle choisisse Hermann ou Eletzki, elle choisit un mensonge.
Kouliabine fait de toute cette histoire un vaste mensonge multipolaire.

Bas des fantômes

L’acte II commence par un bal de fantômes qui m’a évoqué je ne sais pourquoi le Bal des Vampires de Polanski, une image du XVIIIe ressurgie des (ou embellie par les…) replis de la mémoire, sur la scène du théâtre mental où tout se superpose. La belle et grande Russie de jadis, mais une Russie de fantômes.
Qu’importe là encore la vérité, les faux semblants les déguisements (costumes de Vlada Pomirkovanaya), le bal masqué ou non. La pastorale n’y est qu’une illusion de plus (qui raconte d’ailleurs l’histoire d’une tromperie, là encore) : on retrouve le théâtre, voire le théâtre dans le théâtre, si ce n’est le théâtre dans le théâtre dans le théâtre, (j’avoue adorer quand cela devient vertige) et on retrouve tous les personnages sauf Hermann, nettement exclu de la fête, seul à jardin face à tous les autres, face à la société, face au monde, on retrouve le spectacle de la société en représentation, masquée, déguisée. Mais on se demande si ce n’est pas Hermann qui se fait son propre théâtre, encore une fois.
Cette fête, c’est le moment le plus spectaculaire de l’œuvre, avec l’arrivée finale en grande pompe de Catherine II, qui répond par son faux triomphalisme aux exigences du directeur du Marinskij à la création.
Timofei Kouliabine après avoir montré la comtesse sous les traits de Juna Davitashvili, après avoir fait défiler la Russie à travers quelques éléments historiques ou distanciés (le ballet), semble ici revenir aux origines, une vraie fête du XVIIIe en habits d’époque, avec un véritable intermède, et donc semble donner un gage aux spectateurs un peu désorientés peut-être. On revient aux temps de la comtesse, de celle qui inspira Pouchkine, la Princesse Natalia Petrovna Golitsyna.
Ce n’est pas un hasard si Kouliabine dans sa note insérée dans le programme évoque les deux modèles, celui de Pouchkine « la Venus moscovite » et celui qu’il ajoute lui-même dans sa mise en scène. Nous avons déjà évoqué le XVIIIe parisien, et Pouchkine a rajouté l’aventure avec le comte de Saint Germain : il suffit de lire Casanova ou les mémoires du temps pour comprendre que l’époque était riche de personnages un peu mystérieux, aux frontières de la vie et des genres, le chevalier d’Eon, Cagliostro etc… Le XVIIIe est lui aussi contradiction entre la raison des Lumières et ce jeu avec l’irrationnel et le masque.
La comtesse de Pouchkine (la vraie est encore vivante quand Pouchkine écrit sa nouvelle), est aussi le souvenir d’une époque révolue, ce qui la rend « très admirée » comme l’écrit la note, à la cour du Tsar. Tout ce monde aux limites du rationnel est en pleine cohérence avec le projet de mise en scène.
Mais dans ce bal rêvé (par Hermann ? ) ou bal « masqué »  qui se replonge dans les délices d’une époque disparue, continue le jeu de la vérité et du mensonge. Le bal masqué dévoile le jeu des masques, est aussi un bas-les-masques.
C’est pendant cette scène que Eletski comprend que Lisa ne l’aime pas et c’est aussi dans cette scène que Lisa donne à Hermann les clefs de l’accès à l’appartement. Ce jeu de clefs et de petits secrets évoque un peu le final de l’acte III des Nozze di Figaro… Ce n’est pas un hasard si la musique de Tchaïkovski calque le style mozartien du XVIIIe. En nous en tenant au livret, tout est déjà jeu de secrets et de faux semblants.

Kouliabine va rajouter quelques éléments qui nous font revenir à nos jours, ou aux temps de Tchaïkovski.

Dans l'ombre à gauche Dmitry Golovnin (Hermann), Elena Guseva (Lisa), Ephebe (figurant), Konstantin Shushakov (Eletski)

Eletski, en constatant son amour déçu va se réfugier dans les bras d’un éphèbe blond, très éphèbe et très blond… La réalité est une fois encore, celle du faux semblant. Et Kouliabine ritualise la scène comme quelque chose de presque religieux, avec ces bougies presque ecclésiales.
Le mariage avec Lisa, même s’il éprouve pour Lisa un sentiment, est une couverture, un mariage de convenance permettant aux yeux du monde d’afficher une normalité. Eletzki c’est peut-être pour Hermann le rival de classe, le prince qui affiche une réussite sociale mais c’est lui aussi un masque, le mariage est une façade, un village Potemkine de plus dans une société qui ne cesse d’en construire.
Kouliabine rappelle ici évidemment le mariage de Tchaïkovski avec Antonina Milioukova (l’histoire a d’ailleurs été traitée par un film récent ‑2022- de Kirill Serebrennikov, autre metteur en scène de l’école russe, autre exilé, La femme de Tchaikovski) une catastrophe à tous égards qui ne servait qu’à sauver les apparences. Il rappelle aussi la question de l’homosexualité aujourd’hui en Russie, que Poutine voue aux gémonies et dont il fait un symbole de putréfaction de l’occident.
Manière de montrer qu’il n’y a encore une fois qu’une seule manière de vivre dans cette Russie, s’y réfugier dans l’ailleurs et le mensonge.

Dmitry Golovnin (Hermann)

L’autre échange, celui de Lisa et d’Hermann se déroule hors champ, hors bal, comme si c’était là une vérité, mais il est lui aussi une illusion puisque si Lisa attend Hermann, Hermann vise ailleurs les trois cartes de la comtesse… Billard à trois bandes.

Dernière vision, plus habituelle (on le voit souvent dans les mises en scène, Dodin à Paris, Nemirova à Vienne, et même en version dérisoire Caurier-Leiser à Baden-Baden) celle qui assimile Catherine II à la comtesse, superposition des personnages, vision idéalisée, passage de la Venus moscovite à la Tsarine, c’est-à-dire à « César »,[1] (Tsar est, comme Kaiser une dérivation de César). En somme, un véritable entre soi familial, un petit jeu de piste amusant qui fait de la comtesse dans bien des mises en scènes un personnage entre vie et éternité en quelque sorte.

En jouant avec les images, les mythes, notre imaginaire (Le XVIIIe fait souvent rêver), nous arrivons au moment où tout est possible, où Lisa est libre, où Eletski vit sa véritable nature et son désir et où Hermann va rendre visite à la comtesse,

Pourtant, tout ce qui va suivre est une chute.

Elena Zaremba (la comtesse), Elena Guseva (Lisa)

La seconde partie du deuxième acte est un autre des moments clé, c’est la rencontre d’Hermann avec la comtesse et en même temps pour le spectateur ce moment où la comtesse, seule, évoque ses souvenirs et chante la fameuse ariette de Grétry.
On retrouve le décor de l’acte I sc.2, en version nocturne.
La comtesse, s’isole dans son réduit (à cour) et évoque ses souvenirs, lorsque la comtesse Tchaïkovskienne évoque dans son air les délices de Paris qui chante et danse et la comtesse en rappelle les protagonistes… Le duc d’Orléans, le duc d’Ayen, le duc de Coigny, la comtesse d’Estrades, la duchesse de Brancas, et lorsqu’elle entame l’air de Grétry de Richard Cœur de Lion (ce qui situe le rêve de la comtesse, vers les années 1784 ou 1785, années où la « vraie » comtesse, la Golitsyne, était à Versailles (elle y rencontre Marie-Antoinette en 1783).
Quant à la comtesse de Kouliabine, Juna Davitashvili, elle rêve aussi à son passé, parallèle, Gagarine, Rostropovitch, les temps heureux d’une URSS mythique. Tout fonctionne ainsi de la même manière, mais la Comtesse-Juna, sans doute lasse, n’ayant plus rien à tirer du monde (et d’un monde qui n’a plus rien du mythe) prend trop de pilules, et s’endort à jamais…
Tout dans cette scène se lit de manière double : Lisa n’est pas la naïve jeune fille, mais elle constate la mort de la comtesse avant Hermann, qui va donc faire son discours devant un cadavre, sans s’en apercevoir tant il est dans son propre monde. Le personnage est à chaque fois à côté, assez misérable mais de son côté Lisa pique au passage des bijoux (et prend donc déjà la décision de la fuite) et ensuite rejoue à Hermann la scène de l’effroi. Elle sait qu’il n’a pas tué la comtesse, mais elle joue elle aussi la partie attendue (celle traditionnelle de l’opéra). Double jeu, double rêve d’Hermann ?
Au terme de la scène, Hermann a raté son coup, Lisa veut fuir, la comtesse s’est sans doute suicidée.
En une scène, tout est défait.

La première scène de l’acte III est une vision assez traditionnelle : d’un côté la mise en bière de la comtesse, et de l’autre Hermann, dans son malheureux lit, lit de fer, lit de caserne ou d’asile… Là encore, la visite de la comtesse est un rêve, comme dans la plupart des mises en scène. Hermann se fait son théâtre et trouve par le rêve la voie du salut. Le monde d’Hermann est un monde d’ombres, d’ombres qu’il prend systématiquement pour le réel. Telle est aussi la Russie de Kouliabine.

Fuir… la gare pleine de réfugiés

Alors « fuir, là-bas fuir », dans un constat de déchéance et d’écroulement, la scène de la Neva dans un hall de gare prend tout son sens.
La scène originelle de Tchaïkovski est une scène entre deux personnages qui sont au carrefour de leurs destins personnels… une scène « romantique » en quelque sorte. Celle traitée par Kouliabine est un sauve-qui-peut général dans un monde traversé par la guerre : la gare en question est gérée par des soldats. Nous étions dans le mensonge et l’illusion, nous sommes dans l’autre pôle qui semble sous-tendre la vie de la Russie, la guerre, esquissée jusque-là (par le ballet satirique ou l’orage d’obus accompagnant l’air final d’Hermann (Acte I,1) mais pas affichée.
Dans la Russie de Kouliabine, la Paix est illusion et la guerre réelle.
Dans ce schéma, dans cette vision, le regard de Kouliabine sur les deux personnages est encore plus cruel : il montre parallèlement l’adieu de Eletzki à son amant, qui part et Eletzki, soldat, qui reste.

Elena Guseva (Lisa), Dmitry Golovnin (Hermann)

Lisa quant à elle a décidé de fuir et essaie de convaincre Hermann, mais Hermann enfermé dans son monde ne voit même pas la guerre et l’exode général, il ne voit que ses trois cartes, et veut donc à toutes forces rester, c’est-à-dire rester dans l’illusoire et le mensonge qui est pour lui structurel, sa seule manière de vivre, de survivre et d’espérer. Alors Lisa fuit, en incitant d’autres réfugiés à fuir avec elle. Cette fuite est presque résolutive, semble la seule solution « viable », rester est mortel.
Kouliabine par ce biais justifierait-il aussi son exil ?
Dans le récit construit par Kouliabine, cette scène me semble comme le final, la solution finale. la scène finale ne constituerait qu’un épilogue, particulièrement noir, qui est négation de tout ce qu’on a vu jusque-là.

Épilogue dans les ruines

L’épilogue se retrouve dans le décor du premier acte, complètement ravagé par la guerre et les bombardements, le théâtre est détruit, les grilles de projecteurs à terre, le mur du fond bombardé avec un trou grossièrement colmaté. C’est la fin du monde ou plutôt la fin du théâtre mental que se joue Hermann ou même que se joue la Russie… Hermann se projette dans une réussite au milieu des ruines, illusion là encore.
Spectacle de soldatesque qui essaie d’oublier, et qui ne joue pas, il n’y a plus de jeu que dans l’esprit d’Hermann, jusqu’au-boutiste du rêve et du mensonge. Dans le théâtre en ruines, on fait quand même du théâtre, jusqu’au bout.
Alors tout prend sens : Eletzki s’oppose à Hermann dans une tentative (peut-être) suicidaire, et Hermann qui n’a plus de rapport avec le réel le voit en comtesse, quand il a perdu la dernière carte, et qu’est apparue la Dame de Pique. À ce moment-là, le monde entier, son monde est comtesse : Pouchkine écrit dans sa nouvelle :
Les yeux attachés sur cette carte funeste, il lui sembla que la dame de pique clignait de l’œil et lui souriait d’un air railleur. Il reconnut avec horreur une ressemblance étrange entre cette dame de pique et la défunte comtesse…
« Maudite vieille ! » s’écria-t-il épouvanté.
Eletzki (qui s’est habillé à vue en comtesse, comme on enfile un costume de théâtre) et apparaît comme fantôme de la comtesse, il est lui aussi Dame de pique, impossibilité du rêve, exclusion sociale et destruction finale.
Eletzki lui-même dans cette vision est lui aussi cette double impossibilité personnelle et sociale à cause de son homosexualité. Il est lui aussi dans le mur.
Le meurtre de Eletzki est le meurtre d’une ombre, pour Hermann, mais le Eletzki réel pourrait aussi s’être offert au feu du pistolet, et Hermann reste prostré pendant que le chœur entame les dernières mesures, comme un requiem pour une Russie en miettes. Tout reste jusqu’au bout ambiguïté et mensonge.
Kouliabine assoit l’irrationnel comme principe fondateur de l’œuvre, mais aussi d’une Russie qui se perd dès qu’elle se confronte au réel.
Vision très noire du chef d’œuvre croisé de deux figures majeures de la culture russe, Pouchkine, mort en duel jeune, Tchaïkovski, mort peut-être suicidaire, écartelé entre une  gloire universelle et un isolement personnel profond, dans une Russie écartelée entre ses mensonges et la guerre fondatrice.
Aucune carte à rebattre
Et l’ombre de tout cela n’est pas la guerre en Ukraine, mais la guerre comme motif-racine, face à l’impossible paix, la guerre vue de Tolstoï mais aussi de Staline, et aujourd’hui de Poutine jamais évoqué dans ce travail et pourtant toujours présent, qui en fait une raison d’exercer le pouvoir, la guerre comme structure portante, qui détruit, et en même temps fixe une sorte d’éternité russe, de ce malheur du peuple que plaint l’Innocent du Boris de Moussorgski.

La réalisation musicale

Cette vision particulièrement sombre est aussi portée par une réalisation musicale que je n’hésite pas à placer au sommet des productions actuelles de La Dame de Pique. Par la distribution et la mise en scène, elle est supérieure à celle de Baden-Baden la saison dernière, malgré les Berlinois et Petrenko, qui sont en la matière sans doute le top, mais ils n’ont pas fait oublier une production discutable et anecdotique et une distribution certes solide mais moins ardente moins présente, moins juste malgré une Polina d’exception (Aigul Akhmetschina) et le Eletzki indiscutable du moment (Boris Pinkhasovich) . Elle est aussi globalement supérieure à celle de Munich il y a deux mois, par la distribution, par la production et par la direction, malgré un beau travail d’Aziz Shokhakimov. Mais le travail de Rustioni est ici bluffant.
On voit donc l’intérêt que les hésitants ont à aller voir un spectacle qui sans nul doute compte parmi les très grandes productions de l’œuvre, et qui à mon avis doit en marquer l’histoire.
Daniele Rustioni ne fait pas que connaître son Tchaïkovski, il le ressent, il le respire, il l’exprime comme rarement j’ai entendu un chef (Petrenko ? Jansons ?), tout est pensé de l’intérieur, sans aucune concession au joli, au Tchaïkovski élégant et poudré pour tutus en goguette. On sent avec l’orchestre un travail de ciselure de tous les instants, travail sur les bois, hautbois notamment, si présents, si mélancoliques, si amers, travail sur les contrastes, travail aussi sur les échos (Beethoven, Weber…), travail sur le drame et sur le théâtre. Il n’y rien qui ne soit pensé en fonction du théâtre. Déjà le prélude, avec son tempo initial retenu, presque lointain, frémissant malgré tout, qui s’oppose à la deuxième partie brutale, inquiétante, urgente. Cette urgence on la sent d’un bout à l’autre, comme lors de l’air final de la scène 1 de Hermann, où l’orage est une fulgurance, avec ses flûtes presque sarcastiques qui évoquent au lointain la tempête de la Pastorale.
Cette direction frappe par la manière dont elle révèle la pâte orchestrale, les différentes strates de la composition, comment en sourdine, on entend le drame quand en apparence on entend la légèreté avec une clarté qui révèle à la fois la profondeur des intentions et tout l’art de la composition.
Il y a d’abord bien sûr le théâtre, avec ses ruptures, ses suspensions, ses élans, si importants dans une œuvre aussi ambiguë, faussement romantique et surtout vrai cri d’angoisse, il y a ensuite le souci de laisser le plateau respirer, s’exprimer, s’épanouir, en gérant tous les éléments, chanteurs, chœur, Maîtrise, et bien entendu orchestre, en laissant à chaque fois les voix s’épanouir, comme celle de Lisa, ou celle particulièrement soutenue de Hermann, si particulière si étrange et si juste en même temps.
Il y a là un souci de cohésion qui ne rentre non plus jamais en contradiction avec la mise en scène, comme la délicatesse avec laquelle est menée la pastorale du deuxième acte, ou l’air de Richard Cœur de Lion de la comtesse.
Rustioni sait aussi être crépusculaire, comme prémonition de la Pathétique, dont on entend quelques échos (n’oublions pas que Rustioni a une large expérience symphonique et qu’il a dirigé toutes les symphonies de Tchaïkovski : c’est un univers qu’il connaît aussi de l’intérieur pour avoir dirigé au Michailovski de Saint Petersbourg où il avait laissé un excellent souvenir.
Il a su aussi emporter avec lui l’orchestre, qui a visiblement travaillé la partition avec une précision rare, presque pointilliste. On entend ce travail à l’absence totale de scories, d’hésitations, au sens des enchainements, à sa fluidité, à sa respiration. On reste stupéfait de cette approche, de ce rendu, de ces vibrations multiples qui rendent le drame à fleur de peau.
Il s’agit pour moi d’une des meilleures prestations musicales entendues à Lyon, qui atteint un niveau d’exécution qui n’a rien à envier à des phalanges plus prestigieuses et à des opéras plus glorieux.

Comme je l’ai souligné précédemment il faut associer à ce travail l’excellente apparition initiale de la Maîtrise de l’opéra, dirigée par Nicolas Parisot, précise et nette, et naturellement celle du Chœur préparé par Benedict Kearns, qui a dû affronter en même temps deux œuvres lourdes du répertoire et qui ici a montré énergie et vigueur, mais aussi retenue avec un vrai sens des couleurs et des accents. S’il fallait prouver que Lyon est une maison en état de marche, c’est fait.

Même engagement du côté de la distribution, presque entièrement slave (on trouve côte à côte, russes, ukrainiens et biélorusses) et complètement engagée dans le projet. Comme la veille pour Fanciulla on y retrouve des artistes du chœur sans reproches pour des rôles de complément, Paolo Stupenengo (déjà la veille dans Fanciulla), Tigran Guiragosyan et Yannick Berne et des jeunes du studio, cette fois l’excellente Giulia Scopelliti déjà remarquée par ailleurs qui campe dans la pastorale du deuxième acte une délicieuse bergère (Chloé) à l’intervention remarquée ainsi que Macha.
Bien campés aussi Tchekalinski (Serghei Radchenko) et Sourine (Aleksei Botnarciuc) : les rôles moins importants dans Dame de Pique sont tous bien profilés (un peu comme dans Fanciulla, mais de manière différente) et nécessitent des voix solides, c’est évidemment leur cas.
Olga Syniakova qui chante Daphnis dans la pastorale mais surtout Polina a une très belle voix de mezzo, très homogène, avec un timbre velouté, aux couleurs variées et qui affirme de manière très efficace le personnage. Il y a dans sa romance de la scène 2 quelque chose de déchirant et prémonitoire qui confirme ce que nous avons dit de ces rêves de Russie heureuse : И я, как вы, жила в Аркадии счастливой, (Et moi comme vous je vivais en Arcadie, heureuse), sans insister sur le fait que l’Arcadie est aussi un peu le cadre de la Pastorale de la scène du bal masqué, ici l’évocation du bonheur simple de l’Arcadie qui pourrait être un topos se termine par le mot Могила ! (la tombe). Le sens de la romance est clair : on a rêvé de l’Arcadie et on a trouvé une tombe : rêve et mort, illusion et réel, on retombe dans les démons dénoncés par la mise en scène et ici Olga Syniakova avec un chant simple, intérieur, dépouillé, est déchirante en phase avec la thématique de Kouliabine.

Magnifique prestation de la comtesse d’Elena Zaremba qu’on ne présente pas, l’une des grandes mezzos de référence de l’école de chant russe. Non seulement elle réussit à rendre la fatigue et la lassitude du personnage, mais aussi son autorité, et son autoritarisme (les lignes de Pouchkine qui décrivent ses sautes d’humeur sont d’ailleurs cinglantes à ce propos). Très attendue dans l’ariette de Grétry, elle la chante avec une sûreté, une clarté et une présence vraiment exceptionnelles, c’est sans aucun doute l’une des plus grandes comtesses entendues ces dernières années, un chef d’œuvre de phrasé, de ciselure du mot, et de présence vocale, qui pose le personnage et qui l’installe immédiatement dans une sorte de mythe.
Somptueux aussi le TomskI de Pavel Yankovski, très engagé scéniquement, (il chante aussi Plutus dans la pastorale), avec une émission impeccable, une tenue de souffle impressionnante (dans son air de la scène finale) et une projection exemplaire. Certes, les voix dans la salle de Lyon ont peut-être plus de facilité à passer la rampe que dans une salle plus grande, mais la performance est tout de même impressionnante.
Sur un autre plan, le Eletzki de Konstantin Shushakov est aussi particulièrement intéressant. Très différent et moins « stylé » que Boris Pinkhasovich, plus mature, plus dominé, qui travaille d’abord la poésie des mots et le beau chant à nous tournebouler, Shushakov, plus jeune, a un vrai naturel dans son chant, lui aussi très maîtrisé, mais moins « recherché », plus direct. D’une certaine manière, c’est par ce naturel qu’il arrive à nous toucher. Le personnage plus jeune et plus direct, sans distance, il est dans l’intrigue et s’y montre particulièrement émouvant.

Elena Guseva (Lisa)

Elena Guseva n’est pas une inconnue ni à Lyon ni ailleurs, elle promène sa Lisa (t d’autres rôles de lirico spinto) de Lyon à Vienne ou Hambourg (où on la retrouvera en Lisa aux côtés de Pavel Yankovski et Elena Zaremba la saison prochaine). Elle est une Lisa proche de l’idéal parce qu’elle a aussi bien les accents de l’amoureuse presque naïve que ceux de la jeune fille décidée (elle est les deux, après tout, elle donne les clefs des appartements à Hermann aussitôt après avoir laissé Eletzki). La voix est magnifiquement projetée, avec une homogénéité sans failles et des aigus triomphants. Elle diffuse une émotion particulièrement marquée avec présence scénique très efficace, ici en Lisa tantôt (oie) blanche, tantôt noire, très engagée. Vocalement dans ce rôle, elle n’a rien à envier à Asmik Grigorian qui vient de triompher à Munich. Une très grande Lisa, sinon la meilleure aujourd’hui.

Dmitry Golovnin (Hermann)

Depuis que j’ai entendu l’Hermann de Dmitry Golovnin à Vienne, il m’a semblé trouver exactement non la voix du rôle, mais celle que j’attends dans Hermann. Il ne faut pas dans Hermann une voix uniformément saine et forte, au beau timbre : le personnage que Pouchkine définit par le profil de Napoléon et l’âme de Méphistophélès, doit avoir une noirceur intrinsèque, quelque chose d’inquiétant dans le comportement qui se traduise immédiatement dans son chant. Il faut que de ce chant on entende tout de suite une faille.
Le timbre un peu nasal de Golovnin, son émission particulière qui paraît incertaine, sa pose de voix trompeuse parce que fragile a priori fait qu’on a l’impression qu’il est un peu en dessous de l’exigible pour le volume et pour la projection.
Et puis non, les aigus sont tenus, solides, lancés avec une force de conviction rare, l’articulation du texte est formidable, avec des accents déchirants, toujours à la frontière, sur cette ligne de crète entre le positif et le négatif, toujours dans l’excès d’un côté comme de l’autre, toujours dans une sorte d’apparente irrégularité qui incarne parfaitement l’instabilité psychique. En fait dans son Hermann, on sent le personnage déglingué dès le début, celui qui n’est chez lui nulle part, le paria universel, le funambule du bonheur impossible ; sa présence scénique est impressionnante, sa prestation vocale époustouflante de vérité, qui laisse totalement pantois. C’est l’Hermann de notre temps, en particulier pour une production qui navigue entre la psychose et le morbide. Il est ici totalement irremplaçable.

On l’aura compris, pour celui qui écrit et qui aime cette œuvre comme une de ses œuvres fondatrices de son monde intellectuel et sensible, cette production m’apparaît comme totalement inévitable tant elle exprime une vérité de l’œuvre qui navigue entre les mirages d’une Russie fascinante par sa complexité, ses contradictions et sa force. Cette Russie écartelée entre ses rêves, ses icônes dorées et ses démons m’a fait simplement replonger dans ces montagnes magiques que sont Pouchkine, Tolstoï, Tchaïkovski, qui sont parmi les grandes Pythies oraculaires de ce pays fascinant. Et par contrecoup, on sort de ce spectacle amer, triste, voire désespéré que tant de talents et de beauté soient aujourd’hui emportés par la tension, les faux prétextes et faux prophètes qui mènent les hommes aux catastrophes.

[1] César était censé descendre de Venus : la gens « Iulia » (qu’on retrouve par « Jules » qui n’est pas le prénom, mais le nom, César étant le surnom) la famille de César était censé descendre deIule, fils d’Enée et donc petit fils de Venus ; César était un descendant de Venus. Il est donc (ironiquement) logique que la Venus moscovite devienne ici la Tsarine (Tsar= Cesar)

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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4 Commentaires

  1. Comme vous, je pense qu' "Il s’agit pour moi d’une des meilleures prestations musicales entendues à Lyon". En terme de théâtre, nous sommes à des sommets, jamais atteints à Lyon ( quoique l'Enchanteresse, peut-être). A vos félicitations, j'associerais également l'équipe des accessoiristes et machinistes qui contribuent à faire de cette soirée, un moment exceptionnel.

    • Dans mon article sur Fanciulla, j'ai ouvert sur l'effort tout particulier de l'opéra de Lyon sur ce Festival.
      Bien à vous
      GC

  2. Week end du 22/03 à l'opéra : dame de Pique et le lendemain Fanciulla : émerveillement !!! Bien d'accord avec l'analyse de Wanderer. Je connais mal la Dame de Pique (vue à Paris au Palais des congrès) et à Lyon en 2008 ; un seul enregistrement du Bolchoï.…cependant cette mise en scène pose une question. bien sur j'ai révisé, en pratique avec l'Avant Scène Opere,, donc une connaissance du déroulement. je n'ai guère eu le temps de regarder le programme avant la représentation. Résultat : au premier acte le "théatre" de la vie de Julia n'est pas vraiment lisible (sauf comprendre qu'il y a une intrusion de l'histoire soviétique); la mort de la comtesse, le comportement de Lisa sont lisibles (quoique ils surprennent), la fuite de Lisa est aussi lisible mais la dernière scène ne l'est pas. aujourd'hui je lis l'analyse de Wanderer et je comprends. Etant enthousiasmé par la musique / interpretation j'ai repris une des dernières places à l'orchesre pour mercredi. Dans mon expérience il y a clairement, à grande qualité égale, des mises en scènes lisibles et d'autres qui ne le sont pas / peu. Par exemple Salomé : Saizbourg (Castellucci) n'est pas vraiment lisible, mais Munich (Warlikowski) l'est parfaitement ; sans la lecture de trois ans de commentaires de Wanderer du RING (Castorf) et malgré 50 ans de fréquentation de l'oeuvre j'aurais eu du mal (alors que le RING Chéreau est parfaitement lisible); aucune difficulté avec Carmen (Aix) et Hollander à Bayreuth (Tchernikov).
    Bon, en tout cas pour les opéravore Wanderer est essentiel. Merci

  3. Finalement je suis retourné voir la dame de pique lors de la dernière, mais placé à l'orchestre. Je reste convaincu par ma découverte de l'oeuvre et par la musique (chant et orchestre). Curieusement je pensais mieux appréhender la mise en scène après lecture des didascalies de Wanderer. Eh bien, la mise en scène m'est apparue bien banale et, comme je l'ai écrit peu lisible sauf en fait les comportements de Lisa (préparant sa fuite et son éloignement d'Hermann) et en particulier j'ai trouvé interessant le fait qu'elle ne se suicide pas. Mais franchement le muertre du prince n'est pas cohérent. Bon, splendide spectacle n'anmoins et je me mets à Neuenfels à Salzburg, même sans rat, guêpe et autre sauterelle…

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