Chroniques

par irma foletti

Пиковая дама | La dame de pique
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra national de Lyon
- 16 mars 2024
Nouvelle production de LA DAME DE PIQUE (Tchaïkovski) à l'Opéra national de Lyon
© jean-louis fernandez

Après La fanciulla del West hier [lire notre chronique de la veille], l’Opéra national de Lyon poursuit son cycle Rebattre les cartes avec La dame de pique, très grand titre du répertoire. Le public local a été plutôt gâté dans le passé pour ce qui concerne Tchaïkovski, si l’on se souvient du premier lieu du millésime 2010 du festival annuel, consacré à Pouchkine à travers Mazeppa, Eugène Onéguine et La dame de pique, mis en scène par Peter Stein et dirigés par Kirill Petrenko, devenu depuis directeur musical de la Bayerische Staatsoper puis des Berliner Philharmoniker. Et puis, la maison lyonnaise proposait en 2019 la plus rare Enchanteresse du même compositeur, avec certains des artistes qu’on retrouve aujourd’hui [lire notre chronique du 15 mars 2019].

Ancien directeur du Théâtre du Flambeau rouge de Novossibirsk, poste dont il a démissionné depuis la guerre d’Ukraine et vivant actuellement en Europe, le metteur en scène Timofeï Kouliabine livre un spectacle foisonnant, en particulier au cours de la première des sept scènes de l’ouvrage. Le plateau est séparé en deux espaces, un petit salon à gauche où les protagonistes viennent converser, tandis qu’à droite c’est une scène de théâtre qui occupe la majeure partie de la superficie. Nous sommes d’abord devant la flamme du Soldat inconnu, où quatre ballerines exécutent des gestes à la gloire du régime. Les photos des chefs russes défilent pendant qu’évoluent les armes portées par les danseuses, d’abord des épées, puis viennent les mitraillettes avant l’obus. Les nourrices et gouvernantes portent les photos de leurs fils disparus au front, puis les enfants défilent au pas cadencé et en tenue militaire, petits soldats plus vrais que nature, sur des images d’une Saint-Pétersbourg de carte postale. Par ailleurs, Kouliabine indique dans sa note d’intention qu’il identifie la Comtesse à une figure historique du XXe siècle, la guérisseuse et cartomancienne Juna Davitashvili (1949 - 2015) : aussi voit-on, en images d’archive, cette personnalité très connue en Russie que venaient consulter puissants et petit peuple.

La seconde scène du premier acte, chez Lisa, nous transporte dans un vaste salon bourgeois où coupes et diplômes sont en bonne place dans les vitrines. On prend tout de même quelques selfies pour immortaliser ces moments choisis, en particulier lorsqu’un livreur apporte une rivière de diamants… et là encore, il faut accuser réception du colis par signature sur tablette numérique. Derrière une cloison (et à cour par rapport au salon) est situé le boudoir de la Comtesse, sorte de sombre cabinet de curiosités tapissé de rouge où elle peut exercer ses talents de devineresse au moyen de la boule de verre posée sur la table. Elle se remémore avec mélancolie son glorieux passé dans le salon où passent de vieilles images sur la télévision, entre anciens artistes russes et conquête spatiale soviétique. Et c’est dans un fauteuil qu’elle meurt toute seule, d’une crise cardiaque, sans avoir eu besoin d’être terrifiée par le pistolet d’Hermann. Précédemment, la pastorale de l’Acte II est donnée en costumes d’époque XVIIIe, mais une sanisette (au fond, à jardin) rappelle nos temps présents, sans toutefois que cette cabine ne soit trop utilisée et n’attire le regard. Il faut encore signaler le superbe décor d’Oleg Golovsko, à l’avant-dernière scène, une gare triste et grise où Lisa attend Hermann parmi les voyageurs, près de poubelles qui débordent. Le réalisateur s’écarte alors de Tchaïkovski pour se rapprocher de la version de Pouchkine : Lisa ne se suicide pas, tout comme Hermann est toujours debout à la conclusion de l’opéra, après avoir abattu le Prince Yeletski qui s’était grimé en Comtesse.

La distribution vocale est russophone et fort relevée, avec en tête le ténor Dmitri Golovnine qui défend Hermann, rôle parmi les plus redoutables du répertoire lyrique, long, étendu sur une large tessiture et tendu dans l’aigu. On craint d’ailleurs pour le chanteur, à l’écoute des notes les plus aigües, et plutôt tirées, du premier acte, pendant qu’il joue un personnage névrosé, visiblement un ancien militaire qui ne peut réprimer les gestes de sa précédente activité. Mais passé cette séquence potentiellement critique, l’interprète fait preuve d’une remarquable endurance, dans un timbre typiquement slave au son concentré et au registre grave bien exprimé. Il fait régulièrement passer le frisson, comme en fin de premier acte où il allège par instants son instrument pour déclarer sa flamme à Lisa et menace de se tuer si son amour n’est pas payé de retour [lire nos chroniques de L’idiot, Francesca da Rimini, Le joueur, Boris Godounov et L’ange de feu à Madrid].

Déjà à l’affiche de L’Enchanteresse ici-même, il y a tout juste cinq ans, Elena Guseva incarne une Lisa qui fait le plein d’émotion et en procure aux spectateurs. La voix du soprano est pleine et sonore, tout en sachant passer en nuance piano, dans la même musicalité. Son engagement scénique est prégnant, volcanique même dans l’avant-dernière scène où deux de ses aigus s’écartent légèrement de l’intonation parfaite [lire nos chroniques de La bohème et de La Cenerentola]. Elle compose un très joli duo avec Pauline, tenu par le délicat mezzo Olga Syniakova. Autre mezzo, au grave plus profond, Elena Zaremba est une Comtesse d’expérience, touchante dans son nocturne et mélancolique air de Grétry [lire nos chroniques de La Guerre et la Paix, Un ballo in maschera, Khovantchina, Iolanta, Cavalleria rusticana et L’ange de feu à Vienne]. En Prince Yeletski, le baryton Konstantin Shushakov conduit avec goût et élégance son grand air du II (Je vous aime à la folie). Pendant qu’il regarde Lisa, il caresse rapidement un bel éphèbe à ses côtés ; Lisa le foudroie du regard et est alors attirée par Hermann à l’arrière… ou l’art de transformer un air pour soliste en quatuor théâtral ! Le Tomski solidement timbré de Pavel Yankovsky complète aux côtés, entre autres, de Giulia Scopelliti (Macha, Prilèpa), Sergueï Radchenko (Tchekalinski), Alexei Botnarciuc (Sourine) et Tigran Guiragosyan (Tchaplitski).

Daniele Rustioni obtient un nouveau triomphe dans la maison dont il est le directeur musical. La partition est servie avec grandeur, dévoilant ainsi toutes ses merveilles, en particulier sur un tapis de cordes littéralement enivrant. Mais ce sont tous les pupitres qui font preuve de virtuosité et de maîtrise, comme les bois, absolument impeccables. Le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra national de Lyon, préparés respectivement par Benedict Kearns et Nicolas Parisot, sont également très bien en place, autant pour le chant que pour le jeu.

IF