Giacomo Puccini (1858–1924)
La Fanciulla del West (1910)
Libretto de Guelfo Civinini et Carlo Zangarini d'après la pièce The Girl of the Golden West de David Belasco
Création le 10 décembre 1910 au Metropolitan Opera de New York

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Tatjana Gürbaca
Décors : Marc Weeger
Costumes : Dinah Ehm
Lumières : Stefan Bolliger
Minnie : Chiara Isotton
Jack Rance : Claudio Sgura
Dick Johnson : Riccardo Massi
Nick : Robert Lewis *
Ashby : Rafał Pawnuk
Sonora : Allen Boxer
Sid : Matthieu Toulouse
Trin : Zwakele Tshabalala
Bello : Ramiro Maturana
Harry : Léo Vermot-Desroches
Joe : Valentin Thill
Happy : Florent Karrer
Larkens : Pete Thanapat *
Wowkle : Thandiswa Mpongwana *
Jack Wallace : Paweł Trojak *
José Castro : Paolo Stupenengo
Billy Jack Rabbit : Kwang Soun Kim
Le postillon : Didier Roussel

Chœur de l’Opéra de Lyon
Chef des Chœurs : Benedict Kearns
Orchestre de l’Opéra de Lyon

 * Solistes du Lyon Opéra Studio

 

Lyon, Opéra national de Lyon, vendredi 15 mars 2024, 20h

Pour marquer le centenaire Puccini, Richard Brunel et l’Opéra de Lyon ont décidé de faire entrer au répertoire La Fanciulla del West, un titre jamais présenté à Lyon depuis sa création. en 1910 dans le cadre d’un Festival 2024 qui est une vraie gageure pour les forces du théâtre, techniciens comme musiciens ou choristes et dont le thème est « Rebattre les cartes ». Chœurs importants, nombreux petits rôles à distribuer, partition plus complexe qu’il n’y paraît et exigences vocales notables pour les trois protagonistes, mais aussi dramaturgie déséquilibrée rendant toute mise en scène un peu périlleuse, voilà le défi que relève le deuxième Opéra de France.
Le coup de Poker (puisqu’on est dans les cartes) est largement remporté, au vu du triomphe lors de la Première, notamment par le très grand niveau musical de l’ensemble, dominé par un Daniele Rustioni flamboyant et dynamisant toutes les forces de la maison, une pré »sence précieuse à qui on souhaite encore un long séjour à Lyon.
Enfin, le travail de Jochen Breiholz, directeur de la production lyrique a permis de réunir une distribution de haut niveau, faisant émerger une chanteuse dans la grande lignée des sopranos « lirico spinto » italiens dont on manque cruellement.
La mise en scène de Tatjana Gürbaca ne fait pas mieux que fonctionner, mais comme la soirée est emportée par la musique, son travail assez pâle passe au second plan. 

 

Chiara Isotton (Minnie) au milieu de ses ouailles

Je pense qu’il faut d’abord saluer la performance des forces lyonnaises, car dans un théâtre dit « national » qui ne peut afficher que 37 soirées d’opéra en 2023 (c’est le nombre indiqué par les statistiques du théâtre), une misère qui est la conséquence de la politique menée en la matière par l’État et les collectivités territoriales dont nous avons longuement dénoncé l’absurdité, la période du Festival concentre presque la moitié de l’offre annuelle, ce qui signifie une alternance serrée et des rythmes très différents du reste de l’année. Les forces d’un théâtre « stagione » comme Lyon (et comme la plupart des opéras régionaux) sont calibrées pour fonctionner sans alternance. Et ici, trois productions (avec il est vrai une à l’extérieur), dont deux exceptionnellement lourdes sollicitant orchestre, chœur et très nombreux solistes alternant au quotidien, cela signifie à la fois un travail de préparation et d’organisation très serré : si le décor de Fanciulla est assez léger, celui de Dame de Pique est particulièrement lourd et sollicite fortement les équipes techniques et les espaces du théâtre. Fanciulla signifiait aussi pour l’orchestre et le chœur apprendre une œuvre nouvelle où le chœur est très sollicité aux premier et troisième acte, alors que La Dame de Pique a été donnée à Lyon en 2008 et 2010, il n’y a pas si longtemps, même si depuis les membres du chœur et de l’orchestre ont pu évoluer.
C’est vraiment la toute première remarque : un coup de chapeau à ceux qui font fonctionner la machine et qui ont permis de proposer deux premières parmi les plus marquantes des dernières années, d’une qualité musicale et scénique vraiment exceptionnelle.
Si cela pouvait faire méditer un peu nos excellences, toutes plongées dans la préparation des Olympiades, des guerres futures, d’élections européennes où il est peu question de culture, alors que les deux œuvres présentées lors de ces deux jours sont des phares de la culture d’Europe, – nous aborderons d’ailleurs très vite la production de La Dame de Pique qui pose au spectateur de singulière questions.
La Fanciulla del West ne fait pas partie des opéras les plus populaires de Puccini, en cette année de centenaire, on a vu des Turandot (Vienne ou Naples) vu et revu des Trittico, on va voir La Rondine, quant à Butterfly, Tosca, Bohème, c’est la nourriture régulière des théâtres de répertoire ou de stagione qui veulent un peu remplir les caisses.
La Fanciulla del West est une œuvre difficile à monter pour plusieurs raisons :

  • D’abord le rôle principal, Minnie, est après Turandot le plus tendu du répertoire puccinien, et les grandes Turandot ne font pas forcément de grandes Minnie. Le motif en est simple : Turandot est un rôle assez fixe, lointain, ne nécessitant pas des dons d’actrice exceptionnels, Minnie, c’est l’inverse, il y a la voix, il y a le jeu, il y a aussi une présence en scène sinon permanente du moins lourde, il y a beaucoup de « conversation », et moins d’airs : bonne part du deuxième acte est une « conversation », qui exige souplesse, adaptation, couleur. Et en plus, le côté « cow-boy » de l’œuvre et l’aspect far-west de l’héroïne peut vite verser dans le ridicule. Beaucoup de contraintes donc, dans un rôle très difficile qui jamais ne vous projettera au rang de star= on peut parler de « Turandot du siècle », de « Tosca du siècle », mais qui peut citer la « Minnie du siècle » ?
  • On pense toujours que le rôle du ténor est plus pâle, mais Dick Johnson a au troisième acte l’un des airs de ténor les plus beaux et les plus émouvants de tout le répertoire puccinien, sinon de tout le répertoire italien Ch'ella mì creda libero e lontano que seuls des artistes exceptionnels ont pu transcender. Dans mon cas ce fut et restera toujours Placido Domingo, irremplaçable dans ce rôle. Le rôle de « bandit au grand cœur » (qu’on me permette ce raccourci) demande une capacité à diffuser l’émotion, l’intériorité, la sensibilité dont peu de ténors savent s’emparer.
  • Jack Rance, dans ce paysage, est plus simple, un peu brut de décoffrage, pas trop subtil, plutôt macho, pas très net : le baryton méchant-type, moins intelligent et raffiné que Scarpia (pour rester dans Puccini), ou Iago (chez Verdi), c’est un rôle qui demande beaucoup de voix, de la puissance, de la présence et que l’on peut réussir sans trop se gratter la tête. Là encore, il faut des artistes d’exception pour donner une force intérieure au personnage.
  • Dernier point mais pas le moindre, il y a dans l’œuvre une multitude de petits rôles d’hommes (un seul rôle de femme en dehors de Minnie, Wowkle, l’indienne à son service – on taira pudiquement ces relents colonialistes : la conquête de l’Ouest n’est pas une conquête mais une colonisation). Ces petits rôles sont tous caractérisés, comme Jack Wallace qui a cette romance si poignante Che faranno i vecchi miei au début de l’opéra et tous demandent un grand soin et dans la distribution et dans le travail de chaque intervention car c’est aussi une symphonie de couleurs différentes que ces interventions brèves, mais marquées.

Du côté de l’orchestre ce n’est pas plus simple : voilà une partition qui cache bien son jeu (de cartes évidemment) dans le sens où l’on retrouve l’apparente simplicité de la mélodie puccinienne, on s’en laisse bercer notamment au premier acte, et comme toujours chez Puccini, la mélodie et la ligne emportent le cœur par une musique parmi les plus flamboyantes, les plus généreuses et les plus émouvantes de toute la production puccinienne. Mais Puccini ne se limite jamais à cela, même dans La Bohème qu’on entend exécuter hélas souvent avec tant de platitude. À l’affût de toutes les musiques, de toutes les tendances du temps, Puccini tente sans cesse de nouveaux chemins. Tout le monde fait de Turandot sa partition la plus ouverte, la plus « moderne », mais que dire déjà de Gianni Schicchi ?
Et lorsque j’entendis La Fanciulla del West à la Scala dirigée par celui que je considère le plus grand puccinien récent, Lorin Maazel, je fus tellement étonné de son approche que je revins l’entendre plusieurs fois, pour mesurer combien dans de petits détails de la partition, notamment au premier acte mais pas que, on entendait des dissonances, des ruptures de ton, les jeux de contraste que la mélodie dominante masquait. Ce fut comme un « abîme nouveau » qui s’ouvrit, et cela me fit percevoir ce qu’était la vraie complexité de Puccini, que désormais je n’écoutai plus de la même manière, on y entend les musiques qui marquaient l’époque, celle de Schönberg qui assista à la Première à New York et en rendit compte à son ami Puccini mais aussi celle de Strauss, ou de Debussy. En quelque sorte, c’est Fanciulla del West dont a priori je n’attendais pas grand-chose, qui m’a ouvert mes oreilles pucciniennes, ce qui justifie mon admiration pour cette œuvre.

Dernier élément de complexité, la dramaturgie qui dessine aussi des ambiances musicales très différentes.

  • Un premier acte éminemment choral, dans un espace plus ouvert, avec cette multitude de rôles dont il était question précédemment. C’est à la fois l’acte d’exposition qui pose une ambiance générale, où l’on découvre d’abord Jack Rance le Sherif, puis Minnie, puis enfin Dick Johnson. C’est l’acte où chaque individu est dessiné brièvement par touches presque impressionnistes, avec des interventions réduites, mais marquantes et enfin la découverte du « couple amoureux » Minnie/Dick
  • Un deuxième acte dramaturgiquement très différent, essentiellement concentré autour des protagonistes, succession de conversations, avec un moment de climax qui est la victoire au Poker de Minnie (qui triche). Donc une ambiance plus concentrée, dans un espace clos (la maison de Minnie) et l’alternance Minnie/Jack Rance et Minnie/Dick Johnson dans une soirée qui devait être celle des retrouvailles des deux amoureux. Un acte en noir et blanc en quelque sorte.
  • Le troisième acte est plus bref et dramaturgiquement le moins fort malgré une situation apparemment plus tendue. C’est là où l’histoire devient une sorte de conte de fées : Jack Rance pousse les mineurs à pendre Dick Johnson, celui-ci chante son amour envers Minnie et attendrit un peu le groupe, puis Minnie intervient et par son discours (et un peu son pistolet) le sauve finalement assez facilement. Au final, les deux partent vivre leur vie. On retrouve partiellement les aspects choraux du premier acte, mais c’est autour des protagonistes que tout se concentre. C’est le moment le plus faible et pourtant là où l’on entend l’air le plus beau. Le plus faible, comme une Tosca qui se terminerait bien. Puccini a d’ailleurs savamment alterné les fins dramatiques et les fins heureuses dans ses œuvres. Sans doute voulait-il montrer une Amérique ouverte, positive qui laisse sa chance de rédemption aux individus, pour cette œuvre écrite pour la célébrer.

C’est toute la difficulté de la mise en scène qui doit éviter au maximum le pittoresque du Western américain genre Davy Crockett contre Calamity Jane, même si l’œuvre est une célébration du mythe de la conquête de l’Ouest, et de l’Amérique qui va de l’avant avec des valeurs positives. Mais mettre des cow-boys et des batailles de Western rendrait cette opéra une opérette ridicule de bas étage, tant le Western est un genre cinématographique et pas théâtral. Et ceux qui réclament encore des scènes de Western sur le plateau font plutôt sourire ou plutôt pitié.

Claudio Sgura (Jack Rance) au milieu du groupe, non des cow-boys, mais de pauvres hères.

L’œuvre en effet n’est pas « triomphale », la peinture des mineurs, de la difficulté de la solitude, de l’éloignement de la famille est plus réaliste qu’idéalisée.  Ce n’est pas l’Amérique colorée et héroïque, c’est celle des petits, qui souffrent, celle des anti-héros, mais aussi celle de valeurs qu’on veut porter haut : la vérité des sentiments, le refus d’un monde de désordre où chacun fait justice soi-même, le triomphe de l’amour et du bien… Les shérifs, les bandits, les saintes civiles, tous ces petits personnages qui créent une communauté, avec leur passé, leurs faiblesses et leur grandeur. On est loin de John Wayne, d’une certaine manière plus proche de Sergio Leone. D’ailleurs, aussi bien la mise en scène de Tatjana Gürbaca que celle de Munich il y a quelques années signée Andreas Dresen effacent les signes trop marqués géographiquement et mythologiquement. Cette Amérique-là pourrait être ailleurs, dans une sorte d’espace abstrait d’un état en formation, où règne la loi du plus fort. Il y a là de la matière à « vraie » mise en scène.

Un premier acte choral

Tatjana Gürbaca s’est arrêtée sur le seuil.
Les productions que nous connaissons d’elle (notamment dernièrement ses Janáček à Genève) ne sont pas révolutionnaires, mais ouvrent des pistes (sa Jenůfa par exemple). Ici elle souligne les différences d’ambiance, avec un premier acte en espace ouvert (il se passe normalement dans le Polka-Bar, que tient Minnie, ce qu’on appelle dans la langue du Western un Saloon), abstrait (décor de Marc Weeger) sur différents niveaux qui servent tantôt de « scène » pour l’apparition de Minnie, tantôt de comptoir où officie Nick le serveur, un décor aux couleurs ocres de désert, vaguement suggestif dans lequel le spectateur peut même imaginer l’ouest américain.
La mise en scène gère de manière assez efficace les mouvements de groupe, les déplacements des mineurs, leur disposition le long de la scène ou en regroupement autour de Minnie quand elle apparaît dans un habit doré avec une coiffe clairement référencée à l’apparition d’une Sainte miraculeuse telle qu’on en voit dans certaines processions, car l’idée de l’œuvre est bien de faire de Minnie une sorte de Sainte civile, qui tient le Saloon et donc régule le groupe et ses éventuels excès, mais gère aussi leurs économies, tout en leur apprenant à lire, écrire, et en leur lisant la bible.
C’est ce que traduit son costume doré, assez irréaliste dans le contexte, mais qui est en fait conçu comme projection du groupe sur elle (Costumes de Dinah Ehm) : d’ailleurs, son changement de vêtement au deuxième acte pour accueillir Dick Johnson n’en est que plus signifiant, elle laisse la sainte pour redevenir la femme et au troisième acte elle porte – horreur- le pantalon. Mais son arrivée au premier acte avec la composition du groupe autour a un côté ostensoir baroque d’autel d’église assez parlant et amusant, avec un ciel toujours nuageux, aux lumières variées (jolis éclairages de Stefan Bolliger) qui rendent ces nuages tantôt positifs, tantôt sombres.

Jack Rance avec son lourd manteau de fourrure, maquillage sombre des yeux est une sorte de figuration presque bestiale, immédiatement identifiable comme le côté obscur de la force. Un spectateur non averti le prendrait pour le bandit…

Acte I, le couple se reconsttue, à droite Riccardo Massi (Dick), Chiara isotton (Minnie)

Et Ramerrez/Dick Johnson en costume de voyageur-Wanderer (avec son chapeau), son joli manteau lui donne une autre élégance que Jack Rance, pour un peu il serait un Arsène Lupin de l’Ouest américain, et en tous cas immédiatement identifié comme plutôt sympathique.
On constate ainsi que les choses ne sont pas compliquées à lire, Tatjana Gürbaca ne nage pas dans le Regietheater…

Acte II, dans les cordes : Riccardo Massi (Dick) Chiara Isotton (Minnie)

Le deuxième acte est un espace réduit à une sorte de cylindre dont on apercevait la base suspendue au premier acte, qui figure la cabane, demeure, maison (on ne sait jamais l’identifier vraiment selon les mises en scène) de Minnie. Un cylindre fermé d’un rideau, symbole d’intimité, une sorte de cocon protecteur d’un extérieur inquiétant et hostile (surtout en ce deuxième acte), marqué par le froid et la neige (au premier acte l’impression était celle d’un désert, vu de loin), dont les tas s’amoncellent dehors.
Comme le rideau s’ouvre sur l’intérieur du cylindre, vice et sans meubles, Gürbaca propose en une belle image l’hospitalité offerte à Dick, chacun dans un lit figuré par les corps enroulés dans un pan de rideau, éloignés l’un de l’autre, et donc en tout bien tout honneur.
Dans la deuxième partie, celle des menaces, des cordes nombreuses tombent sur la scène, évidemment prémonitoires, et Dick Johnson dissimulé normalement dans un grenier est ici comme suspendu à quelques mètres au-dessus, dans un équilibre instable, en une scène visuellement parlante et en même temps projection du futur. Il est « dans les cordes » en quelque sorte.  Mais tout cela ne va pas très loin d’autant que la conduite d’acteurs reste assez limitée : chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. Claudio Sgura familier du rôle affiche son Jack Rance habituel, qui traverse les productions, Riccardo Massi n’est pas un acteur accompli et donc ne fait pas grand choses, seule Chiara Isotton entraînée par la dynamique d’un chant exceptionnel réussit à avoir des mouvements, des gestes qui traduisent un sens de l’à‑propos, une spontanéité que la mise en scène en soi ne favorise pas. Le jeu de la triche dans la partie de cartes est grossièrement affiché, dans un contexte sans accessoire où le dénouement est un peu confusément réglé.

Acte III

Quant au troisième acte, il ressemble à tous les troisièmes actes de Fanciulla, une corde, un groupe, le départ au loin des amants regardant l’horizon avec une seule variation, Jack Rance dans sa rage et sa déception cherche à viser le couple de son pistolet puis retourne l’arme sur lui-même mais le rideau tombe avant qu’il ne tire, glorieuse incertitude du sport lyrique.

Image finale

On ne cachera pas la difficulté à mettre en scène une œuvre qui n’a jamais connu de production de référence, dans les dernières décennies depuis la production assez fidèle au far-west de Jonathan Miller en 1991 à la Scala, en passant par celle de Nikolaus Lehnhoff à l’Opéra de Paris en 2014, sur un rêve américain coloré entre pistolets et dollars,  ou celle de Robert Carsen assez fade en 2016 à la Scala qui n’est pas sans rappeler par certains côtés Gürbaca ici, mais qui se terminait par une pirouette devant la façade d’un cinéma newyorkais projetant The girl of the Golden West.

Tatjana Gürbaca se limite au récit, l’enveloppant d’un contexte abstrait, sans décor trop lourd (sans doute, on l’a dit, pour compenser l’autre production du Festival), mais ne cherchant pas à fouiller les personnages, essentiellement celui de Minnie dont le parcours est pourtant assez intéressant, notamment pour un public d’aujourd’hui, qui est la reconquête de son autonomie de femme, qui assume un choix de vie.

 

 

Entrée de Minnie,(Acte I) sorte de sainte baroque (Chiara Isotton, Minnie)

Elle arrive vêtue en « sainte baroque », à la fois proche des hommes du groupe, mais intouchable (elle évite ceux qui la courtisent à commencer par Rance, mais pas seulement) et se consacre au bien matériel et moral des travailleurs. Propriétaire du saloon, elle est une force d’équilibre et de gestion du groupe, elle gère les économies des individus et fait aussi œuvre sociale, apprenant à lire aux uns et lisant la Bible à tous. En fait c’est une ONG à elle seule.
Pourtant son choix final de l’amour et du départ avec Dick/Ramerrez montre que ce choix initial était un choix par défaut, un choix de solitude, et qu’au bout du parcours elle fait le choix du bonheur individuel, et non pas du service du groupe. Elle fait le choix du départ lointain et d’une nouvelle vie à construire ailleurs, ce qui fait en même temps jeter un regard peut-être moins radieux sur la société qu’elle laisse, faite de violence, de justice expéditive dans un état qui n’est pas encore vraiment constitué, de loi de la jungle qu’elle essayait de tempérer. Il y a me semble-t-il là des pistes possibles d’une analyse, ou d’une mise en scène centrée sur cette évolution, d’autant que le parcours (dans un autre contexte), n’est pas sans rappeler celui de Turandot, intouchable d’abord et touchée par l’amour pour devenir femme à la fin de l’œuvre. Le point de départ est opposé, l’une aide les hommes, l’autre les envoie au bourreau, mais le bout du chemin est le même, la revendication de vivre sa part d’amour.
Ce sera pour une autre fois.

 

 

Les forces musicales et la direction

Pour cette fois, c’est la musique qui par sa force de conviction et d’émotion, laisse l’essentiel des traces de la soirée, d’abord par la concentration et l’engagement des forces du théâtre, le chœur préparé par Benedict Kearns, particulièrement mis en relief, tantôt émouvant et presque intime, tantôt vaillant, avec de belles individualités (Paolo Stupenengo,  qui chante José Castro et Kwang Soun Kim qui chante Billy Jack Rabbit, sans oublier Didier Roussel – un postillon) et un travail efficace de présence scénique grâce aux mouvements bien réglés (un des aspects positifs de la mise en scène). Une très belle performance globale notamment dans un premier acte particulièrement délicat pour les ensembles choraux.
Même impression particulièrement positive de l’orchestre dans son ensemble, très au point, dont on sent une préparation attentive, montrant qu’il sait à la fois alléger le son mais aussi affirmer les moments plus dramatiques, mais sans jamais écraser le plateau, certes, le travail du chef y entre et comment, mais il faut aussi un belle entente et une belle confiance pour que cette musique ne paraisse ni sirupeuse, si brutale. C’est ce qui s’appelle faire de la musique ensemble.
Mais l’artisan, c’est évidemment Daniele Rustioni, qui tient l’ensemble avec beaucoup d’engagement et de rigueur. On connaît son dynamisme, on connaît aussi sa manière de faire sonner l’orchestre, jamais gratuitement mais toujours en fonction de ce qui se passe sur le plateau. Favorisé par une mise en scène pas trop dérangeante, il travaille d’abord sur la ligne mélodique, et sur le lyrisme qui domine toute la partition. En ce sens il travaille moins dans l’analytique (à la Maazel que nous citions plus haut) que dans une exposition globale de la pâte sonore, en faisant émerger tous les moments d’émotion, mais sans jamais appuyer. Il travaille beaucoup sur la couleur, sur la pulsation, sur la vibration en soutenant sans cesse les chanteurs sur le plateau sans jamais les couvrir mais faisant respirer la musique, en privilégiant les lignes dans une musique qui est quelquefois syncopée dont on ne perçoit pas toujours les continuités.
Il sait aussi travailler les scènes de conversation, nombreuses, changeant les dynamiques, accentuant certains rythmes et soignant notamment au deuxième acte, le plus « théâtral » les effets dramatiques. Il nous rappelle sans cesse par sa direction à la fois le Puccini en recherche de pittoresque avec des allusions aux espaces américains que Dvorak avait déjà labourés dans sa Symphonie du Nouveau monde, mais il montre d’abord l’extraordinaire sens de la ligne, de la mélodie et la manière dont Puccini – et c’est là toute la réussite de l’œuvre, fait qu’elle est un hommage de la musique italienne à l’Amérique, et donc qu’elle reste italianisssime, avec des citations plus ou moins évidentes de Tosca, ou des phrases qu’on retrouvera dans des œuvres futures de Puccini. Je parlais plus haut de Sergio Leone et du Western-Spaghetti, vision qui conclut la période du Western à la John Wayne, c’est ici une vision absolument pas triomphale de cette Amérique qui se célébrera plus tard, mais une vision d’un pays qui se construit, laborieux, et traversé de contradictions : cette musique luxuriante, pleine de ruptures, jamais triomphaliste, jamais épique (quel contresens !) mais toujours lyrique et
sensible qui navigue sur toutes les émotions, Rustioni sait la traduire, et en restituer la vérité et la profondeur, il a choisi la sensibilité plus que le regard au scalpel, que Maazel ou Sinopoli privilégiaient jadis  et il réussit à nous bouleverser.

 

Le plateau
Étonnant plateau réuni à Lyon, qui frappe par son homogénéité, son engagement et sa qualité.

On le sait, une des difficultés de l’œuvre, ce sont ces « petits » rôles très caractérisés, voulus comme tels par Puccini, des profils qui doivent à la fois montrer le milieu dans lequel l’œuvre se déroule, la petite société éloignée de tout et le rôle régulateur et apaisant de Minnie. D’abord, Jack Wallace, qui a la lourde charge de la première romance de l’œuvre Che faranno i vecchi miei que chante un membre du studio, Pawel Trojak, voix de baryton au timbre particulièrement velouté, à la belle projection, le premier moment de la partition, ici impeccablement défendu. Autre membre du studio, à l’émission impeccable, à la diction parfaite et particulièrement juste et sensible, le ténor Robert Lewis qui chante Nick le barman discret ou la Wowkle émouvante aussi de Thandiswa Mpongwana. Trois chanteurs qu’on remarque et qui sont membres de l’excellent Studio local.
Et puis tous à leur niveau sont vraiment justes et rendent leur intervention notable, même pour un temps bref, l’Ashby (représentant de la Wells Fargo) très efficace  de la basse Rafal Pawnuk, d’abord, mais il faut tous les citer car ils sont tous à leur place, engagés, vifs, Allen Boxer (Sonora), Matthieu Toulouse (Sid), Ramiro Maturana (Bello), , Léo Vermot-Desroches (Harry), Valentin Thill (Joe), Florent Karrer (Happy), Pete Thanapat (Larkens), Zwakele Tshabalala (Trin).

Claudio Sgura (Jack Rance)

Des trois protagonistes, Claudio Sgura est le plus familier de son rôle : il était déjà Jack Rance à la Scala en 2016 et on l’entend avec sa manière très déliée de chanter, ses accents, sa projection affirmée et un volume impressionnant. La mise en scène le grime en noir comme une sorte de force du mal revêtu d’un manteau de fourrure qui en fait une sorte de bête. La prestation est donc attendue. Mais le fait qu’elle soit sans surprise montre plutôt une manière de prendre le rôle qui se promène de production en production sans gros effort pour singulariser l’approche. Ce n’est pas un Jack Rance « tout venant » parce que le chanteur est un des bons barytons italiens d’aujourd’hui, mais on ne sent pas un effort particulier pour y mettre une touche un peu différente ni un peu de variété. C’est dommage, même si la prestation est largement réussie.

Riccardo Massi est l’une des voix de ténor qui monte aujourd’hui, carence oblige, et nous l’avions entendu dans Aida à Munich la saison dernière où il se mesurait à Radamès, un peu tendu pour lui. Les qualités vocales sont éminentes, un joli timbre, un beau phrasé, une diction claire, un vrai bon ténor. Il lui manque ce qui fait les grands Dick Johnson, c’est à dire la force de l’émotion, l’intériorité, le ressenti. IL a la voix et toutes les qualités requises, mais reste un peu extérieur, pas toujours engagé dans le jeu (c’est un acteur qui a besoin sans doute de mieux gérer ses gestes et sa présence scénique) ce qui le rend assez extérieur voire indifférent. C’est dommage face à une Minnie au contraire toute remplie d’émotion. Massi doit travailler l’expressivité, les accents, les couleurs, et pas seulement assurer très bien le rôle techniquement ; Dick Johnson a besoin de plus de chair et de bien plus de cœur.

Chiara Isotton (Minnie)

Enfin, la découverte de la soirée, Chiara Isotton, jeune soprano lirico spinto que nous avions vue il y a déjà longtemps lorsqu’elle était à l’Accademia del Teatro alla Scala. Elle a suivi les enseignements de grandes enseignantes du chant, dont Regina Resnik et la manière dont elle articule, la manière dont on comprend chaque mot, la clarté de l’émission, tout montre une travailleuse éperdue de perfection. Même si au début elle paraissait un peu tendue, elle possède une homogénéité vocale notable, du grave à l’aigu et au suraigu qu’elle sait assurer dans un rôle des plus redoutables sous ce rapport. Mais ce qui frappe surtout, c’est que de ce chant sans reproche se dégage une émotion intense, dès le final du premier acte, mais surtout au deuxième acte, avec une science naturelle des accents, un usage de la couleur, une manière d’associer des gestes à l’expression vocale, d’être naturelle en scène (quand elle se change au deuxième acte par exemple). Le chant d’Isotton n’a rien d’apprêté, rien d’artificiel, rien de construit, c’est un chant sain , franc, direct, et c’est le chant de tout un être tant elle rend visible son engagement.
Elle est encore jeune, très jeune pour ce rôle, il reste à souhaiter qu’elle sache gérer la carrière avec prudence et pas à pas, parce que dans le monde lyrique d’aujourd’hui, on préfère brûler les chanteurs au nom d’un profit immédiat. On en a vu d’autres. En tous cas, elle laisse loin derrière Malin Bsytröm, bloc de glace à Munich même face à Kaufmann, et c’est une Minnie exceptionnelle, qui a pour elle aussi ce que peu de Minnie ont, la jeunesse et la fraicheur, celle d’une authentique « fanciulla ».
Oui, une Fanciulla est née

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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