A Lyon, “La Dame de pique” sur des charbons ardents

- Publié le 19 mars 2024 à 09:12
Signant sa première mise en scène lyrique en France, Timofeï Kouliabine propose une vision très personnelle mais assumée du chef-d’œuvre de Tchaïkovski. Nouveau triomphe pour Daniele Rustioni, à la tête d’une distribution parfaite.
La Dame de pique de Tchaïkovski

Qui connaît, par chez nous, Juna Davitashvili ? C’est seulement en lisant une note insérée dans le programme, qu’on apprend qu’il s’agit d’une guérisseuse et cartomancienne, célèbre en Russie de la fin des années 1970 jusqu’à sa mort en 2015. Timofeï Kouliabine s’est inspiré de cette figure en concevant sa Dame de pique : pour lui, Juna Davitashvili c’est la vieille Comtesse. Heureusement, son spectacle est assez cohérent pour qu’on puisse le comprendre sans posséder cette référence, bien que la première scène suscite quelque inquiétude. Côté cour, dans une petite pièce, sont massés les protagonistes ; à jardin, sur une estrade, défilent chœurs, danseurs et figurants, mimant des saynètes qui semblent moquer la grandeur de la Russie d’hier et d’aujourd’hui. Pour compliquer encore l’affaire, des films d’actualités sont projetés à l’arrière : en matière de lisibilité, on a vu mieux.

Fulgurances

Kouliabine a la grande sagesse de calmer le jeu dès la scène 2. Nous voilà dans un intérieur bourgeois où rien, cette fois, ne vient troubler l’action théâtrale – à part l’idée cocasse de faire chanter par Pauline les répliques de la Gouvernante, alors que celle-ci est censée s’adresser à la jeune fille et à Lisa. Là, enfin, on peut apprécier les fulgurances de la direction d’acteur, le soin porté au moindre détail, en particulier dans la réalisation des décors. Cela se confirme par la suite : c’est bal masqué à l’acte II, tout le monde est costumé à la mode du XVIIIe siècle. Dans ce contexte, la pastorale ne risque pas de tomber comme un cheveu sur la soupe, ainsi qu’on le déplore souvent. Délaissé par Lisa, Yeletsky est tenté de se consoler auprès d’un éphèbe blond.

De retour chez la Comtesse, celle-ci se remémore son passé en visionnant sur sa télévision des vidéos en noir et blanc montrant quelques gloires de l’URSS – on aperçoit Irina Arkhipova, Rostropovich, un cosmonaute et un couple de patineurs fameux. L’affrontement entre la vieille dame et Hermann prend la force de l’évidence, de même que la scène où elle revient le hanter pour lui révéler son secret.

Réécriture

Après qu’Hermann a retrouvé Lisa sur un quai de gare sordide, la fin paraît un peu plus obscure : il n’y a pas de partie de cartes, mais un jeu avec des révolvers. La dame de pique, c’est Yeletsky déguisé en Comtesse, qui rapplique pour tourmenter Hermann. Celui-ci ne se suicide pas, mais tire sur son ami. Que veut nous dire le metteur en scène à travers cette réécriture ? Souhaite-t-il dénoncer les violences dont sont victimes les homosexuels dans son pays ? Seul l’art divinatoire de Juna Davitashvili pourrait sans doute nous le révéler.

Pour le chant, en tout cas, c’est carton plein. On oublie vite la couleur un rien nasillarde de Dmitry Golovnin, tant cet Hermann semble consumé par sa passion, tour à tour fiévreux ou transi d’amour, disciplinant son fort ténor pour implorer le pardon de Lisa, ou au contraire s’arrachant des éclats névrotiques dont l’impact frappe en plein cœur. Face à lui, la Lisa d’Elena Guseva triomphe tout autant, soprano aux rondeurs délectables et aux registres parfaitement unis, avec une ampleur, une ligne sur le souffle, un cantabile par où passe l’ivresse d’une féminité éperdue.

Délicates confidences

Elena Zaremba a encore beaucoup de voix, bien assez pour imposer le portrait d’une Comtesse à l’autorité implacable, tout en puisant au plus profond d’elle-même les délicates confidences qu’appelle l’air de Grétry. Resplendissant de jeunesse, le Yeletski de Konstantin Shushakov chante son air perché sur un nuage de legato. Le Tomski de Pavel Yankovsky phrase sa belle et noble basse avec quelque accent de grand fauve. Et la Pauline d’Olga Syniakova joue des charmes entêtants de son sombre mezzo.

Nouvelle victoire pour Daniele Rustioni et ses troupes – l’Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Lyon, tous exemplaires. Des premières aux ultimes mesures, le chef tend l’arc du drame avec une maîtrise imparable, varie et unifie les climats, entre cataclysmes et galanterie mozartienne, exalte les subtilités de l’écriture, en s’appuyant souvent sur les cordes graves, soubassements de l’orchestre qui grondent comme les lourdes menaces de la destinée.

La Dame de pique de Tchaïkovski. Lyon, Opéra, le 16 mars. Représentations jusqu’au 3 avril.

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