Chroniques

par bertrand bolognesi

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 1er mars 2024
Le piètre BORIS GODOUNOV d'Olivier Py gagne l'avenue Montaigne...
© mirco magliocca

Après avoir été donné à l’automne au Capitole de Toulouse, coproducteur du spectacle, ce nouveau Boris Godounov gagne l’avenue Montaigne. Dès les premières mesures, auxquelles Andris Poga, à la tête d’un Orchestre national de France en excellente forme, accorde une subtilité qui inscrit le drame dans un mystère plus vaste que ce qu’il laisse voir, une lecture soignée s’impose quant à la précision, la délicatesse des nuances et même une certaine couleur plus archaïque que d’accoutumé. Encore faut-il préciser qu’est jouée la version originale de 1869, de la main de Moussorgski, sensiblement plus rude que celles de Rimski-Korsakov puis de Chostakovitch dont les révisions contrarièrent son audace initiale. On ne redira jamais assez à quel point cette première mouture (en sept tableaux précédés d’un prologue) est plus pertinente que la suivante avec son acte ajouté qui donne vie à l’idylle sentimentale et politico-religieuse du l’imposteur et de la princesse polonaise – de fait, la version de 1869 est désormais la plus souvent adoptée, ces dernières années [lire nos chroniques des productions signées Calixto Bieito, Richard Jones, Ivo van Hove, Matthias Hartmann et Kasper Holten].

C’est assurément la musique qui occupe la soirée, grâce aux artistes de l’ONF et au chef letton [lire nos chroniques des 26 janvier, 10 février puis 25 mai 2017, et du 6 septembre 2018] qui favorise une fosse à la fois tonique et confortable, au grand souffle, qui soutient l’édifice sans oublier le nécessaire équilibre avec le plateau vocal. À la prudence de cette démarche répond encore une conception de plus ample portée qui inscrit l’exécution dans un geste immuable, par-delà le moment qu’elle occupe. Les voix de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, préparées par Gaël Darchen, se joignent à celles du Chœur de l’Opéra national du Capitole, que dirige Gabriel Bourgoin, dans une prestation vaillante et toujours infiniment musicale.

L’équipe de solistes est globalement fort probante, malgré quelques réserves qui ne viennent pas ternir l’effet général ni le souvenir qu’on en pourra garder. La basse géorgienne Sulkhan Jaiani révèle un format puissant qui, en Nikititch, ouvre le Prologue avec une autorité certaine [lire notre chronique de Samson et Dalila]. La jeune basse britannique Barnaby Rea [lire nos chroniques de De la maison des morts, Trois sœurs, La forza del destino et Irrelohe] prête une impédance quasiment buffa à Mitioukha. On retrouve Iouri Kissin en Varlaam au chant assez flatteur et Fabien Hyon en Missaïl incisif à souhait, les deux défroqués n’étant pas ici l’objet de l’habituelle caricature, sans pourtant déroger à la vis comica qu’on en attend [sur la basse russe, lire nos chroniques de Messe Glagolitique, Pelléas et Mélisande, Ariane et Barbe-Bleue, Tosca, A midsummer night's dream, Macbet, Khovantchina, Iolanta, La bohème, Parsifal, Eugène Onéguine ici-même et Werther à Bordeaux ; quant au ténor français, nous l’applaudissions dans Iliade l’amour, Plupart du temps, Kamchatka, Stratonice, L’Odyssée, La dame blanche puis Daphnis et Alcimadure].

À Kristofer Lundin revient la composition d’un Innocent attachant, beaucoup plus présent en scène que le requiert l’ouvrage, selon un choix judicieux du metteur en scène qui semble s’être particulièrement attaché au personnage ; outre cet investissement louable dans le rôle, le ténor suédois arbore une saine vocalité dont la souplesse sert admirablement son passage [lire notre chronique d’Ariodante]. Le mezzo-soprano Sarah Laulan n’est pas en reste en Aubergiste au legato enjôleur [lire nos chroniques de Die Dreigroschenoper, L’ombre de Venceslao, Rigoletto, Ariadne auf Naxos, Suor Angelica et Roméo et Juliette]. De même la fiable Svetlana Lifar offre-t-elle une Nourrice irréprochable, sonore et douce [lire nos chroniques du Rape of Lucretia, de Dido and Æneas, Madama Butterfly, Eugène Onéguine à Montpellier, Boris Godounov, Aleko, Jenůfa et Peter Grimes]. Au généreux lyrisme de la jeune Lila Dufy en Xenia déchirante [lire notre chronique de Platée] répond la chaleureux Fiodor de Victoire Bunel, enthousiasmant [lire nos chroniques de Coronis, Il tramonto et Semele].

C’est dans le quintette de tête que l’on note quelque inégalité. Le baryton russe Mikhaïl Timoshenko se distingue par un timbre prégnant et une voix longue en Chtchelkalov onctueux [lire nos chroniques d’En silence, Don Giovanni et Werther à Lausanne]. Le ténor roumain Marius Brenciu jouit toujours d’une lumière remarquable et d’une émission fort souple, mais le haut-médium n’est pas toujours exactement dans la note, ceci sans nuire tout à fait à son Chouïski [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine à Toulouse, La rondine et La traviata]. En revanche, le timbre de la basse italienne Roberto Scandiuzzi enfouit cruellement le chant de Pimène qui, lui aussi, souffre d’un sérieux souci de soutien et de justesse [lire nos chroniques d’I quattro rusteghi, Ero e Leandro, Don Pasquale, La grotta di Trofonio, Jérusalem, La sonnambula, Don Carlos et Il barbiere di Siviglia]. Enfin, les deux tsars (l’un règne, l’autre prend le pouvoir) ravissent l’écoute ! Avec une projection facile et un timbre clair qui n’exclut pas des sonorités parfois veloutés, le ténor canarien Airam Hernández se révèle un excellent Otrépiev dont surprend la fulgurance de l’impact [lire notre chronique de Lucia di Lammermoor]. Quant à la basse biélorusse Alexander Roslavets [lire nos chroniques de Rusalka et de Guerre et paix], elle livre un Godounov d’exception : la couleur vocale est d’une richesse inouïe, toujours habilement mise au service de la dramaturgie, l’engagement du chant dans le jeu, comme par une alchimie dont les éléments demeurent inséparables, est un enchantement.

Le dispositif réalisé par le scénographe Pierre-André Weitz articule chaque tableau à partir d’une sorte de placard à surprises tour à tour ouvert ou fermé et que l’on fait tourner pour en utiliser les faces d’abord cachées. Voilà qui suffit à évoquer le parvis des églises, l’auberge de la frontière, la cellule du chroniqueur, le Kremlin et ainsi de suite. Alternant la dorure de l’iconostase dont les niches abritent les choristes pour le sacre, la grisaille désolée d’un bâtiment d’habitation d’aujourd’hui dont le béton armé est troué par les explosions (tels ceux que l’on voit depuis deux ans sur les images de la guerre russe en Ukraine), occupé par l’Aubergiste vendant, en petite tenue, ses charmes aux hommes de passage [photo], la vastitude nue où le peuple se meut sous un néon sinistre, enfin le gigantisme architecturale de la dictature stalinienne via le palais de la Douma soviétique, ce décor rend compte de la confusion qui règne dans l’opérette pluridéologique concoctée par Olivier Py pour ce Boris Godounov de cartes postales. L’accumulation de symboles devient vite étouffante, avec ses vilains clins d’œil à l’actualité (la guerre, mais aussi la rencontre du président français avec Poutine autour d’une table démesurée, etc.) et le défilé de l’histoire russe simplement agaçant tant il est, au fond, vide de tout contenu. À l’esbrouffe, on ne gagne pas toujours…

BB