À Strasbourg, le “Polifemo” de Porpora fait son cinéma

- Publié le 15 février 2024 à 15:36
Emmanuelle Haïm dirige la création française de ce chef-d'œuvre de Porpora, que le spectacle de Bruno Ravella transporte sur un plateau de tournage. Au sein d’une distribution inégale se distingue en particulier Franco Fagioli.
Polifemo de Porpora

Alors que l’œuvre vient de paraître au disque (cf. notre n° 728), ce Polifemo connaît à Strasbourg sa première représentation en France, saluée par une salle comble et enthousiaste. C’est en partie grâce à t Emmanuelle Haïm qui assure l’équilibre entre fosse et plateau, avec une belle vivacité rythmique. Pourtant les textures et l’opulence harmonique semblent négligées par son Concert d’Astrée en dehors des airs-clés.

La mise en scène de Bruno Ravella est habile à prendre appui sur la faiblesse principale du livret, sa double trame : l’histoire d’Ulysse et Calypso est traitée comme le tournage d’un péplum des années 1950, tandis que le drame d’Acis et Galatée devient celui du peintre de décor et de la figurante, aux amours contrariées par l’acteur qui incarne le monstre à l’écran. Acis mourra ainsi écrasé par un projecteur et non par un rocher. Si cette transposition, divertissante et lisible, justifie les poses qui abondent dans l’opera seria, elle les tourne, hélas, aussi en dérision, voire sape l’émotion qui pourrait en naître. D’autant que la direction d’acteurs est précise mais peu originale. Quitte à citer Ray Harryhausen (célèbre concepteur d’effets spéciaux) dans le programme, on aurait aimé davantage de merveilleux sur scène. Et pourquoi avoir ainsi sacrifié le rôle-titre ? Voilà Polyphème réduit à sa plus pure expression comique, et la moitié de ses airs sont diffusés par enceintes. C’est ignorer la richesse de la partition et couper l’herbe sous le pied d’un José Coca Loza qui, en plus de se remettre d’une pharyngite, souffre de la comparaison avec sa voix diffusée, d’une puissance dont il est incapable.

Feu d’artifice ?

Pour rendre justice à ce qui est davantage une leçon de chant qu’un drame, un feu d’artifice voué à faire étinceler les meilleurs chanteurs de l’époque, il faut des maîtres. Difficile d’en reconnaitre un en Paul-Antoine Bénos-Djian, égaré dans un rôle de castrat héroïque et qui se contente de faire briller sa voix sonore sur un large ambitus en usant d’un vocabulaire belcantiste très pauvre. Les airs délicats ennuient vite avec des variations si ternes et des cadences qui se limitent à des notes longuement tenues, quand elles ne sont pas simplement absentes (« Quel vasto » essoufflé). Même déception pour la Galatée de Madison Nonoa, aux aigus cristallins, à l’émission nette et élégante, mais qui semble chanter pour un micro plus que pour une salle, peinant à faire de l’héroïne autre chose qu’une gentille jeune fille. Ses vocalises sont étriquées et « Smanie d’affano » peine à émouvoir au fil de reprises quasi-identiques, manquant de ressources tant belcantistes que tragiques.

Belle surprise en revanche que la Nerea d’Alysia Hanshaw, dont le retors « Una beltà che sa » est mené avec autant d’application que d’entrain. En Calypso, Delphine Galou compense toujours une maigre projection (que n’aide guère la scénographie) par des graves somptueux et un sens du style souverain. Franco Fagioli avait déjà campé à Vienne au début de sa carrière l’inchantable rôle du berger écrit pour Farinelli. Onze ans après, la maîtrise technique et la tessiture subjuguent toujours autant, épousant avec grâce la virtuosité accidentée du castrat – et pourtant, que le timbre semble laid et nasillard jusqu’à l’entracte ! Heureusement, on le retrouve au sommet pour l’apothéose de l’œuvre : l’enchaînement d’« Alto Giove » et de « Senti il fato ». La voix chauffée, il offre une version intense et torturée du premier, une démonstration de force dans le second. Tout juste regrette-t-on que les longues vocalises soient émises en sourdine, mais c’est sans doute le prix à payer pour qu’elles ne soient pas interrompues par des respirations inopportunes, et pour qu’elles suscitent ces mini-cadences qui clouent le spectateur sur son siège autant qu’elles foudroient le criminel.

Polifemo de Porpora. Strasbourg, Opéra national du Rhin, le 9 février. Prochaines représentations : à Mulhouse, les 25 et 27 février ; à Colmar le 10 mars.

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