Chroniques

par bertrand bolognesi

Polifemo | Polyphème
opéra de Nicola Porpora

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 7 février 2024
À Strasbourg, Bruno Ravella met brillamment en scène POLIFEMO de Porpora...
© klara beck

C’est toujours une grande joie que d’aller découvrir un ouvrage lyrique fort peu joué, voire totalement délaissé depuis sa création. Ainsi de ce Polifemo baroque porté ces jours-ci pour la première fois sur une scène française, par l’Opéra national du Rhin (OnR). Opera seria en trois actes de Nicola Porpora (1686-1768), compositeur napolitain dont l’œuvre demeure encore fort rarement représentée [lire nos chroniques de Mitridate, Orfeo et L’Angelica] et qui s’imposait outre-Manche comme redoutable rival de Georg Friedrich Händel, Polifemo s’appuie sur un livret du poète romain Paolo Antonio Rolli (1687-1765) qui s’est lui-même inspiré de plusieurs fameux épisodes mythologiques : les amours d’Ulysse et de la nymphe Calypso, puis la victoire du même héros sur le géant Polyphème, cyclope qu’il énivre et aveugle pour libérer ses hommes et lui-même d’une captivité imposée, tels que racontés par Homère, enfin la passion du rôle-titre pour la nymphe Galatée qu’Ovide développe dans ses Métamorphoses en inventant une rivalité avec le berger Acis, sacrifié par le monstre sous un rocher détaché de l’Etna. Le 1er février 1735 eut lieu la première de cet opéra, à Londres. Et depuis ?... Joué dix fois puis repris en 1736, il ne connut pas la postérité. Après une résurrection en version de concert en 2021, à la Markgräfliches Opernhaus de Bayreuth, par George Petrou à la tête de son Armonia Atenea, c’est Strasbourg qui affiche Polifemo, et dans une réalisation scénique, cette fois.

Pour ce faire, Bruno Ravella [lire nos chroniques de Gianni Schicchi, Falstaff et Zoraida di Granata] immerge le théâtre dans les studios de Cinecittà où, de 1950 à 1965 environ, furent tournés tant de péplums. Loin de transformer la scène en toile à projeter, le metteur en scène s’ingénie, avec la complicité d’Annemarie Woods pour les costumes et les décors, ainsi que de DM. Wood à la lumière, à inviter le regard dans les coulisses d’un tournage. Ainsi abordons-nous actrices et acteurs en tenue de ville, avec la ronde des métiers du cinéma et de leurs accessoires techniques, pour les découvrir attifés de leur vêture de circonstance, sous les projecteurs. La distance que provoque le dispositif est l’occasion de nombreux traits d’humour qui, dans l’ensemble, relèvent adroitement le défi de représenter de nos jours un opéra dont les codes esthétiques auraient vraisemblablement du mal à nous parler. Aussi ne s’agit-il ni d’actualisation ni de transposition, mais d’un encerclement où progressivement les affects des personnages à jouer gagnent ceux qui les jouent. Habilement menée, le représentation, ouverte par une immense affiche spécifique de la période, convoque faux et vrais muscles qu’on pourra dire de cirque, voiles teints de belles Romaines à longues jambes sur pellicule, enfin un délicieux cornu oranger à pattes en griffes pourvu d’un œil unique et d’une large gueule à crocs, façon poupée d’un trucage de Ray Harryhausen, comme dans The 7th Voyage of Sinbad (1958). À ce titre, l’apparition de Polyphème sur l’Etna – point Empédocle : n’en déplaise à Friedrich du Wurtemberg1 comme à Matthew du Sussex2, j’ai bien dit Polyphème ! –, dans une lueur cramoisie, avec le roi d’Ithaque et ses guerriers en modèles réduits au pied du monticule, est une réussite indéniable.

Pour ainsi se référer au septième art et à la trilogie Sinbad de Juran3, Hessler4 et Wanamaker5, point d’insertion du côté de Rózsa6 ou d’Herrmann7, intouchée demeure la partition de Porpora. Peut-être, d’ailleurs, aurait-on préféré qu’elle le fût un peu, non du côté de sa littéralité, bien entendu, mais en ce qui concerne son abord. À la tête de son Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm signe une exécution plan-plan de Polifemo où rien ne semble devoir avancer vraiment, comme vissé dans une lecture raide et laborieuse. Tout cela manque de frémissement, de vivacité et, sans espérer jusqu’à la fièvre, quelque effervescence n’aurait pas semblé malvenue.

Sur cet indéboulonnable socle – en dur, celui-ci, pas en carton-pâte –, une distribution vocale assez inégale roucoule avec plus ou moins de bonheur. Le jeune soprano Alysia Hanshaw, recrue de l’Opéra Studio de l’OnR, livre une Nerea généreuse qui donne envie de l’entendre dans une partie plus développée. De la Calipso du contralto Delphine Galou, on se trouvera bien en peine de décrire la prestation, tant elle est confidentielle. Nettement plus présente, la Galatea du soprano Madison Nonoa révèle, outre une idéale fraîcheur de timbre, un art de la nuance qui retient positivement l’écoute. On retrouve le contre-ténor Franco Fagioli dans le rôle d’Aci qui, bien qu’avec une couleur vocale fatiguée dans le médium et le bas de la tessiture, fait impressionnant étalage d’une technique dûment renseignée, au fil d’agréments dont la floraison frise l’extravagance [lire nos chroniques de son album Porpora, du récital Porpora/Farinelli, puis de La concordia de’ pianeti, Siroe, Eliogabalo, Agrippina, Alcina et Alessandro nell’ Indie]. La robuste basse bolivienne José Coca Loza magnifie le rôle-titre, malgré une laryngite dont on ne perçoit pas les obstacles [lire nos chroniques de Der Goldkäfer et de Giulio Cesare in Egitto]. D’un alto abondamment projeté, Paul-Antoine Bénos-Djian, salué dans ces colonnes il y a deux ans [lire notre chronique de L’incoronazione di Poppea] campe un Ulysse sonore, confortable même, qui jamais ne dépareille la musculeuse fausse carcasse ni la saine musicalité à le caractériser. Terminons par un bref hommage à la comédienne Laurène Andrieu et à la gentille poignée de costauds de la foire, qui acteur, modèle, danseur ou encore coach sportif : Luc Cers, Antoni Cijak, Maxime Junca et Bruno Roseau – bravi tutti ! À voir à Strasbourg jusqu’au 11 février puis à Mulhouse (25 et 27) et à Colmar (10 mars).

BB

1 Friedrich Hölderlin (1770-1843), Der Tod des Empedokles, 1770-1800,
inachevé, publication en 1826
2 Matthew Arnold (1822-1888), Empedocles on Etna, 1852,
publication en 1900
3 Nathan Juran (1907-2002), The 7th Voyage of Sinbad, 1958
4 Gordon Hessler (1930-2014), The Golden Voyage of Sinbad, 1973
5 Sam Wanamaker (1919-1993), Sinbad and the Eye of the Tiger, 1977
6 le compositeur hongrois Miklós Rózsa (1907-1995) conçut
la musique du film d’Hessler
7 le compositeur new-yorkais Bernard Herrmann (1911-1975) conçut
la musique du film de Juran