Polifemo à l’Opéra national du Rhin : la riposte des contre-ténors

Xl_polifemo_pg_0545hdpresse © Klara Beck

Un peu d’Ovide (pour les personnages d’Acis et de Galatée), un soupçon d’Homère (pour Ulysse et Calypso)… Dans Polifemo, le librettiste Paolo Antonio Rolli pratique la mixologie de breuvages littéraires afin de se caler dans l’ossature de l’opera seria à deux couples (un primo, un secondo). Le quatuor évolue autour du cyclope éponyme (Polyphème, en français) pour une partition de Nicola Porpora composée à l’époque de la guerre artistique qui l’oppose, dans les années 1730 à Londres, à Georg Friedrich Haendel. Connu pour ses méthodes d’enseignement très strictes à travers l’Europe (notamment auprès du castrat Farinelli), le Napolitain est directeur musical de l’Opéra de la Noblesse et alchimiste de la pyrotechnie vocale. Le Saxon, qui supervise l’Académie royale de musique, cueille le public par un art consommé de la dramaturgie du chant. La seule année 1735, où Porpora crée Polifemo, Haendel dévoile Ariodante et Alcina, c’est dire le niveau des battles ! Les premières représentations françaises de Polifemo ont lieu à l’Opéra national du Rhin (et bientôt à l’Opéra de Lille, coproducteur du spectacle) dans une exigence de distribution, malgré une mise en scène fourre-tout.

Comme souvent à l’opéra, la jalousie entraîne l’animosité. Acis finit écrasé sous un rocher lancé par Polyphème, vu que ce dernier ne supporte pas que la femme qu’il aime (Galatée) soit dans les bras de cet autre. Les badinages d’Ulysse (et de Calypso) se passent un peu mieux avant que le héros de L’Odyssée ne soit retenu prisonnier par le monstre, finalement défait grâce à du vin… Jupiter accorde l’immortalité à Acis pour qu’il puisse vivre paisiblement avec sa déesse Galatée, et les deux couples n’ont plus qu’à déguster leur amour. Dans la lecture de Bruno Ravella, la mise en abyme d’un tournage de péplum sur Ulysse aux studios italiens de Cinecittà dans les années 60, cherche à garder la main sur un amusant contexte mythologique de carton-pâte, tout en y ajoutant des sous-intrigues : les interprètes d’Ulysse et Calypso s’aiment dans la vraie vie, mais l’idylle entre Acis et Galatée, embauchés sur le plateau, doit rester secrète pour éviter l’ire du réalisateur Polyphème (endossant également le costume de la créature dans les scènes du long-métrage). Cette complémentarité s’avère in fine incomplète et difficilement compatible, les parties de tournage manquant d’engagement (même si on comprend bien la volonté initiale de faire du nanar) et celles du monde réel laissant le plateau lyrique livré à lui-même. On n’a d’ailleurs toujours pas compris pourquoi le « vrai » Polyphème était méchant… Bruno Ravella a voulu jouer sur les deux tableaux, sans malheureusement parvenir à définir et à expliciter ses enjeux.


Polifemo, Opéra national du Rhin 2024 Klara Beck

La semi-confusion scénique permet aux chanteurs de se concentrer sur l’écriture exigeante de Porpora, dont les contre-ténors sortent particulièrement victorieux. Les récitatifs de Franco Fagioli possèdent la saveur réconfortante de la tartine beurrée encore chaude, et la vocalité des airs une santé de tous les possibles. Phrasé d’éternité, locomotive euphorisante d’ornements et vibrato à facettes : seul compte le séisme de musique. Il crée autre chose qu’une interprétation, il crée tout court. Paul-Antoine Bénos-Djian éclaire chaque note d’un intense faisceau, aussi bodybuildé que son costume pectoral d’Ulysse. Sa générosité vocale sait aussi répartir le souffle en grandes parts de gâteau. La pastorale se colore d’éclairs et la virtuosité n’est jamais exempte de tranquillité. Delphine Galou met du cœur à l’ouvrage en Calypso. Elle balaye ses interventions tempétueuses d’une précision et d’une projection remarquables, en restant constamment attachée au sens de la situation. Pourtant annoncé avec une pharyngite, José Coca Loza joue cartes sur table, dévoilant un instrument nuancé, d’une belle autorité. Madison Nonoa reste très centrée sur le contrôle d’une voix aux piano de pure poésie, si bien que la ligne a du mal à décoller de la surface. Sa Galatée ne manque ni d’émotion ni d’agilité – en atteste le sublime « Smanie d’affanno », dans lequel elle chemine à l’instinct –, mais peut-être seulement d’une avancée mélodique détachée de la contemplation des événements perturbateurs ponctuels. Enfin, Alysia Hanshaw apporte sa voix optimiste à Nerea.

Il revient à Emmanuelle Haïm d’ajouter les finitions d’une soirée musicalement réussie. Le compagnonnage avec son ensemble Le Concert d’Astrée apporte un cadre sécurisant aux chanteurs, par des volumes évanescents et une précision digne d’une gravure. Les basses servent à embarquer les aigus, et à générer un mouvement tectonique qui laissera une traînée de poudre. La cheffe magnifie l’écriture dans une géométrie du son. Arcs de cercle, arêtes et bases d’angles sont des outils parmi d’autres pour garantir un mégaphrasé à l’échelle des numéros vocaux.

Thibault Vicq
(Strasbourg, 7 février 2024)

Polifemo, de Nicola Porpora, à l’Opéra national du Rhin :
- à l’Opéra de Strasbourg jusqu’au 11 février 2024
- à La Sinne (Mulhouse) les 25 et 27 février 2024
- au Théâtre municipal de Colmar le 10 mars 2024

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