Polifemo mis en scène par Bruno Ravella © Klara Beck

Polifemo à Strasbourg : une première française à Cinecittà

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L’Opéra national du Rhin met à l’affiche la première française de Polifemo en ce début février 2024. Sous la direction d’Emmanuelle Haïm et avec un plateau vocal emmené par deux contre-ténors majeurs du moment, Franco Fagioli et Paul-Antoine Bénos-Djian, l’opera seria de Porpora ressuscite dans une mise en scène de Bruno Ravella inspirée par les péplums et les studios de Cinecittà, à défaut de tirer parti de toutes les ressources du procédé.

Polifemo mis en scène par Bruno Ravella © Klara Beck

Au-delà des identités et des histoires des maisons d’opéra, un regard sur le parcours de leurs directeurs offre toujours un éclairage intéressant sur la programmation. Ainsi, Alain Perroux, qui dans une autre vie fut journaliste et critique musical puis dramaturge et conseiller artistique au Festival d’Aix-en-Provence avant de prendre la tête de l’Opéra national du Rhin, affirme-t-il une sensibilité particulière à la défense d’ouvrages oubliés. Sa troisième saison l’illustre avec la résurrection de Guercoeur de Magnard au printemps, et cet hiver, la première française de Polifemo de Porpora, à Strasbourg puis à Mulhouse. Succès au moment de l’effervescence concurrentielle des années 1730 à Londres entre Haendel et le compositeur napolitain, l’opera seria a fini, comme tant d’opus baroques, par tomber dans l’oubli avec l’évolution des paradigmes esthétiques. Le film de Gerard Corbiau, Farinelli, qui retrace le parcours d’un des castrats stars de l’époque, a fait redécouvrir la prière d’Aci, « Alte Giove« , une page magnifique de ferveur à laquelle se réduit encore aujourd’hui ce que l’on retient de Polifemo. Pourtant, la superposition de deux idylles dans le livret de Rolli – celle, principale d’Aci et Galatea, et l’intrigue secondaire d’Ulisse et Calipso – offre un bel éventail de couleurs vocales et dramatiques, mis en valeur par une palette orchestrale qui ne pâlit pas de la comparaison avec Haendel. Sous la houlette d’Emmanuelle Haïm, les pupitres du Concert d’Astrée en font ressortir la variété expressive, entre intensité élégiaque et vigueur héroïque, et accompagne un plateau vocal bien caractérisé.

Polifemo mis en scène par Bruno Ravella © Klara Beck

Dans le rôle d’Aci, Franco Fagioli affirme une évidente maîtrise technique. Si la sophistication de sa science musicale amollit parfois la ligne dans certains airs au tempo large, l’éclat de la virtuosité se révèle incontestable dans les passages de bravoure, à l’exemple de la fin de la première partie, avec une émission nerveuse et resserrée qui sert aussi, portée par une musicalité consommée dans le capo, l’icône attendue, « Alte Giove ». En Ulisse, Paul-Antoine Bénos-Djian se distingue par un timbre à la séduction lyrique plus franche, et une attention à l’efficacité théâtrale du chant. Le contre-ténor français s’y confirme comme l’une des grandes figures de la nouvelle génération, consolidant avec intelligence la construction de son répertoire. Le troisième homme de la distribution est le méchant de l’histoire, Polifemo, monstre incarné par la basse bolivienne José Coca Loza jusque dans la réverbération des abysses en coulisses. Le trio féminin oppose la Galatea fruitée et frémissante de sensibilité dessinée par Madison Nonoa à la Calipso au medium homogène de Delphine Galou, tandis que les interventions de Nerea, qui n’ont pas été sacrifiées, reviennent au babil léger d‘Alysia Hanshaw, membre de l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin.

Polifemo mis en scène par Bruno Ravella © Klara Beck

Finissons avec la mise en scène de Bruno Ravella, dont on avait apprécié entre autres le Werther à Nancy et Montpellier – et qui avait été salué par le Syndicat de la critique en 2018. Dans la scénographie d’Annemarie Woods, la mythologie antique prend ses quartiers dans les studios de Cinecittà et les lumières de D. M. Wood participent du jeu avec les codes du péplum. Le lever de rideau semble prometteur, avec l’arrivée des actrices, agrémenté de détails de rivalité attendus quoique savoureux, sous l’oeil d’un Polifemo aux allures de producteur un peu tyran. Ulisse roule des mécaniques de bellâtre quand Aci porte la combinaison d’un modeste technicien attaché aux peintures. Mais l’interpénétration de la fiction et de l’envers du décor peine à être exploitée au-delà des sonneries-tics entre chaque prise – alors que la galerie des personnages aurait pu s’y prêter dans les ressources des décalages tragi-comiques. Les références au patrimoine d’un genre cinématographique daté, à l’exemple du costume tératogène du cyclope importé du Septième Voyage de Sinbad, ou la chute du projecteur par lequel Aci est occis, ne suffisent pas relever un spectacle qui vaut d’abord pour la redécouverte d’un chef-d’oeuvre oublié : les planches s’inclinent devant le chant.

Gilles Charlassier

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