À peine remis du pesant grondement qui introduit le Don Giovanni de Mozart, le public du Théâtre des Champs-Élysées sait immédiatement qu’il ne sera pas déçu. De retour à Paris pour fêter le centenaire de sa première venue avenue Montaigne, l’Orchestre de l’Opéra de Vienne brille d’éloquence : la souplesse de l’archet sur les cordes et du souffle dans les vents, ce sens du chant auquel aucune note n’échappe mais duquel, par miracle, aucune phrase ne sort boursouflée, cette évidence des intentions, cette façon inimitable et mystérieuse de sculpter la matière… Rien que sur le plan sonore, l’auditeur est envoûté – et le restera jusqu’à l’ultime sextuor – par cette démonstration confondante d’aisance et exempte de vanité. Point d’orgueil en effet dans l’accompagnement au plus proche des chanteurs, y compris lorsque le manque de puissance du Commandeur incite au retrait ; ni dans la fougue presque débraillée de l’ouverture ou du finale de l’acte I ; ni dans le tempo vif employé par Philippe Jordan, ce soir peu enclin à l’hédonisme.

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Christian Van Horn (Don Giovanni) et Philippe Jordan au Théâtre des Champs-Élysées
© Cyprien Tollet / Théâtre des Champs-Élysées

À la tête des troupes dont il est le Musikdirektor jusqu’en 2025, ce dernier, assis au pianoforte pour les passages en recitativo secco ou debout sur l’estrade pour diriger, ne tarit pas d’énergie pour offrir à la partition de Mozart tout le relief qu’elle réclame. Empoignant l’œuvre par ce qu’elle offre de plus théâtral, le maestro fait vite oublier l’absence de mise en scène, et parvient à respecter l’équilibre entre le dramma et le giocoso, si essentiel à l’œuvre : les sentiments sont contrastés, soulignés, entremêlés parfois simplement par l’inquiétude que suscite un contrechant, mais qui porte avec lui la profondeur de ce discours toujours subtil. Enfin, en grand chef de fosse, Philippe Jordan n’hésitera pas à débrider ses musiciens et ainsi à pousser les chanteurs dans leurs derniers retranchements, à en appeler à ce second souffle flirtant parfois avec les limites… mais lorsqu’elle est si maîtrisée et ensorcelante, on ne se lasse pas d’une telle outrance !

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Federica Lombardi (Donna Elvira) et Peter Kellner (Leporello)
© Cyprien Tollet / Théâtre des Champs-Élysées

Côté vocal, la première satisfaction vient du couple, mozartien dans l’âme, formé par la Donna Anna de Slávka Zámečníková et le Don Ottavio de Bogdan Volkov, qui amènent leurs personnages à un degré de perfection rendant idéaux leurs quelques duos. Complétant le « trio des masques », Donna Elvira peut quant à elle compter sur le riche soprano de Federica Lombardi, qui enchante par son medium mais ne brille que moyennement par sa fibre comédienne et ses aigus. De même, le mezzo très beau mais très étoffé d’Alma Neuhaus ne parvient pas à transmettre toute l’ingénuité de Zerlina, qu’elle cantonne à son rôle de jeune fiancée innocente en dépit des sous-entendus du « Batti, o Masetto ». Ce dernier, campé par un Martin Häßler en panne d’inspiration, manque lui aussi de couleur et de caractère.

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Alma Neuhaus (Zerlina) et Martin Häßler (Masetto)
© Cyprien Tollet / Théâtre des Champs-Élysées

Ogresque dans ses interventions scéniques, le Don Giovanni de Christian Van Horn évoque quant à lui autant l’insatiable jouisseur et fieffé libertin – par l’agilité qu’il manifeste dans l’« air du champagne » – qu’une sorte de marionnette que le destin entraîne irrémédiablement vers sa fin – en témoigne cette couleur peu à peu assombrie, de plus en plus ténébreuse. Certes assez constant dans la dureté du timbre et de la scansion, le baryton-basse parvient toutefois à arrondir les angles et faire entendre une voix faussement mielleuse dans sa canzonetta, parenthèse alors glaçante d’hypocrisie.

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Christian Van Horn (Don Giovanni) et Antonio Di Matteo (le Commandeur)
© Cyprien Tollet / Théâtre des Champs-Élysées

Pour lui donner la réplique, Peter Kellner prête à Leporello une basse à toute épreuve, ainsi qu’une incarnation scénique très engagée : voix, texte et geste se confondent dans une interprétation au caractère bouffe parfaitement amené, notamment dans son « air du catalogue ». Enfin, malgré le faible volume d’Antonio Di Matteo, son Commandeur ne manque pas d’autorité et participe au grand frisson qui couronnera finalement ce Don Giovanni historique.

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