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Strasbourg : première française pour Polifemo de Porpora

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Strasbourg. Opéra national du Rhin. 5-II-2024. Nicola Porpora (1686-1768) : Polifemo, opera seria en trois actes sur un livret de Paolo Antonio Rolli. Mise en scène : Bruno Ravella. Décors et costumes : Annemarie Woods. Lumières : D.M. Wood. Avec : Franco Fagioli, Aci ; Madison Nonoa, Galatea ; Paul-Antoine Bénos-Djian, Ulisse ; Delphine Galou, Calipso ; José Coca Loza, Polifemo ; Alysia Hanshaw, Nerea. Le Concert d’Astrée, direction : Emmanuelle Haïm

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L'Opéra national du Rhin crée à nouveau l'événement en présentant, pour la première fois en France et en coproduction avec l'Opéra de Lille, le rarissime Polifemo de .

 

Londres, 1735. La rivalité des compagnies d'opéra italien (et de leurs directeurs musicaux) bat son plein. À l'Académie Royale de Musique, le saxon Georg Friedrich Haendel vient de créer Ariodante et y présentera bientôt Alcina, deux chefs-d'œuvre. Pour l'Opéra de la Noblesse, le Napolitain se doit d'y répondre avec l'aide des stars du chant qu'il a su s'attacher : les castrats Farinelli et Senesino et la soprano Francesca Cuzzoni. Ce sera Polifemo, vif succès en son temps mais dont la gloire posthume sera bien moindre que pour Haendel. Seul l'air « Alto Giove » subsiste de nos jours dans de nombreux récitals de chant baroque.

Le livret foisonnant de Paolo Antonio Rolli mêle deux histoires où intervient le cyclope Polyphème : celle célèbre de L'Odyssée d'Homère, où Ulysse prisonnier parvient à s'échapper avec ses compagnons en lui crevant son œil unique, et celle moins connue tirée des Métamorphoses d'Ovide, où les amours du berger Acis et de la nymphe Galatée suscitent la jalousie de Polyphème qui tue Acis en l'écrasant sous un rocher. Issue d'un autre épisode de L'Odyssée, apparaît aussi la nymphe Calypso amoureuse d'Ulysse.

Pour unifier ces récits, le metteur en scène (dont on se souvient notamment d'un superbe Werther à Nancy et de la recréation de Stiffelio à Strasbourg) nous transporte à Cinecittà dans les années 60, sur le tournage d'un de ces innombrables péplums italiens à la mode dont l'affiche géante constitue le rideau de scène. Mais très vite le plateau nu, fort peu favorable à la projection vocale, s'efface avec ses praticables, ses projecteurs et ses caméras. La mise en abyme passe au second plan pour concentrer l'attention sur le film lui-même avec une succulente ringardise : toiles peintes, décors de carton-pâte, couleurs acidulées, Ulysse bodybuildé et Polyphème en monstre de latex. Seul Acis, en peintre de décor tombé sous le charme d'une des stars du film, nous ramène au contexte général, manipulant une échelle lors de ses arias et finissant écrasé sous un projecteur précipité par le metteur en scène (qui joue aussi Polyphème) acariâtre et jaloux. Si cette transposition est finalement peu développée, elle assure néanmoins l'avancée et la variété d'un spectacle de plus de trois heures sans ennui et parvient même à susciter l'hilarité du public. Une gageure pour un opera seria et ses divines longueurs…

Créé par Farinelli, le rôle d'Acis permet de retrouver le contre-ténor . Dix ans ont passé depuis sa révélation dans Artaserse à Nancy et l'usure des moyens est inévitable. Les registres sont nettement disjoints, la projection s'est amoindrie (et la trop large ouverture du plateau ne lui facilite pas la tâche), l'usage systématique de trilles hoquetés rompt la ligne vocale. Il demeure néanmoins fascinant et électrisant pour les airs de bravoure (par bonheur, la partition lui en ménage deux très développés) où sa longueur de souffle et la virtuosité des vocalises rapides font merveille. En revanche, moins incarné, moins nourri, le très attendu « Alto Giove » suscite peu l'émotion. En Ulysse, l'excellent lui ravit quasiment la vedette avec son timbre plus viril et plus sonore, sa forte implication scénique, son aisance vocale et son évident plaisir de chanter et de jouer.

Dotée d'un superbe legato, d'un parfait abattage scénique, d'un aigu et suraigu lumineux et d'une bonne capacité à vocaliser, séduit en Galatée toute de charme et de féminité. Sa déploration sur la mort d'Acis est un des rares moments poignants du spectacle. La clarté de sa prononciation gagnerait cependant à s'améliorer. Moins gâtée par la partition et moins puissante, fait plus pâle figure en Calypso mais se montre d'une irréprochable intégrité vocale et stylistique. Quand il n'est pas amplifié par les choix de la mise en scène, le Polifemo de est un peu terne, court de souffle et bien peu menaçant même s'il possède les graves profonds de sa tessiture. Issue de l'Opéra Studio de l'OnR, parfois en délicatesse avec la justesse, en Nerea montre tout son potentiel dans l'air « Una beltà qui sa » qui ouvre la seconde partie du spectacle.

Pour cette création française d'une œuvre peu jouée, la cheffe s'est basée sur la partition moderne des Éditions Parnassus et a revisité le manuscrit non autographe de la British Library de Londres. Afin de tenir dans les durées habituelles de nos théâtres, elle a évidemment dû supprimer certaines pages, déplacer certains airs et placer l'unique entracte au milieu du second acte après l'air de bravoure « Nell'attendere il mio bene » d'Acis. Les codes de l'opéra baroque sont cependant parfaitement respectés, les reprises da capo des airs maintenues et le plus souvent variées comme il se doit. Sa direction assure le dynamisme, l'alacrité rythmique et l'avancée du spectacle sans temps mort et dans une constante cohésion avec le plateau. y répond avec une vivacité, une fusion des timbres et une plénitude sonore remarquables mais aussi une relative monochromie. Et c'est dans l'enthousiasme général du public que se conclut cette première française de Polifemo plus de trois siècles après sa création.

Crédits photographiques : (Ulysse) et (Calypso) / (Acis) © Klara Beck

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