Barbe-Bleue d’Offenbach par Pelly, repris et re-prisé à Lyon
La noirceur tournée en farce
Du conte originel de Charles Perrault, Offenbach retourne la hideur et la monstruosité de Barbe-Bleue en farce et réjouissances, par le truchement des librettistes et de l’habile Popolani. Les crapauds ne se transforment pas en Prince Charmant sous le baiser de la belle, mais les berger et bergère se découvrent prince et princesse. Les épouses assassinées n’y sont qu’endormies et attendent, mises à l’abri de la vindicte du puissant Barbe-Bleue. Boulotte, la dernière flamme de celui-ci, se voit tôt remplacée, comme les précédentes épouses, par la princesse Hermia, dernière obsession de Barbe-Bleue.
Le premier tableau s’ouvre, à l’aube naissante, sur l’ambiance paysanne d’un village. En arrière-plan, des coupures de journaux s’inquiètent de femmes disparues. Un tas de fumier devant le hangar de tôle rouillée, une clôture, la maisonnette de Fleurette – cordes à linge, vélo, niche à chien –, un abri. Les scènes truculentes s’y succèdent. Le spectateur y découvre les amours du berger et de la bergère, bousculées par l’appétence insatiable de Boulotte pour le joli minois de Saphir.
Les envoyés du roi Bobèche et du sire de Barbe-Bleue s’y retrouvent : qui à la recherche de la fille du roi, déposée à sa naissance, tel Moïse, dans une corbeille – à linge – au fil du fleuve, qui à celle d’une future et sixième épouse vertueuse de Barbe-Bleue. Parmi les filles du village, le sort d’un tirage désigne la batifoleuse Boulotte, qui passera pour un prix de vertu. Fleurette, reconnue comme la princesse Hermia, est emmenée au Palais. Surgit alors, glissant silencieusement sur la scène, la noire limousine du Sire de Barbe-Bleue dont il descend, tout de cuir noir vêtu. Devant Boulotte en son ample robe rouge, décolleté pigeonnant et postérieur « augmenté », il s’exclame sur tous les tons « c’est un Rubens » et l’entend épouser. Le rouge et le noir pour une union.
Le premier décor, très fouillé, cède la place à davantage de retenue dans les actes suivants. Quelques éléments y suffisent à brosser le cadre. Un salon d’apparat au palais du roi Bobèche – deux lustres, boiseries et dorures, un immense tapis chamoiré, fauteuils et canapé –, l’antre de Popolani dans les caves du château – grille fermant l’escalier, paroi de niches qui s’ouvrira sur les boudoirs, plans de travail aux extrémités de la salle –, le salon à nouveau et son arche fleurie pour les mariages. Chantal Thomas dit l’essentiel en quelques éléments judicieusement posés. L’éclairage de Joël Adam donne l’ambiance avec beaucoup de finesse : matutinale et pâle, généreuse et sans ombre, blafarde, orageuse, par moment concentrant l’attention sur les personnages, cône de lumière accusant Barbe-Bleue.
La direction de Laurent Pelly, qui sait accompagner les acteurs en des modes d'expression libérée, se vérifie à travers chacun des rôles et jusque dans les placements orchestrés du chœur, ailleurs trop souvent délaissé. Paysan ou courtisan, chaque choriste y joue un rôle, chaque attitude est réfléchie, comme celle des courtisans défilant pour baiser l’auguste main du roi Bobèche à l’acte II.
Les costumes de Laurent Pelly se conjuguent avec les maquillages et les transformations, créant la forte identité des personnages. Le roi Bobèche, en bras de chemise – cravate rouge tombant bas sous la ceinture –, ou dans son frac gris perle, écharpe écarlate sur l’épaule, avance sa bedaine comme un brise-glace. La reine Clémentine, dans sa robe vert pâle et couronnée de diadème, occupe l’espace de sa forte présence. Saphir, à la mèche tombante d’épagneul, s’éclaircit le regard d’un ample mouvement de tête. Fleurette, blonde comme les blés, étincelle et virevolte dans sa robe rose éclatante de fleurs jaunes. Popolani, crâne lisse et couronne de cheveux filasses, est engoncé dans sa blouse d’alchimiste trop ajustée. Boulotte, amplifiée de partout, se mêle de tout avec verve. Barbe-Bleue est fringant dans son costume croisé, coiffé à la footballeur, l’arrière du crâne rasé le cheveu noir et dru sur le sommet, la barbe de jais projetée comme une affirmation de son autorité. Une heure et demie de maquillage pour lui faire cette tête-là ! La magie opère. Après le spectacle, le carrosse redevient citrouille, les chanteurs de simples humains, bien éloignés de leur rôle sublimé.
Deux voix en exergue…
Héloïse Mas en Boulotte fait montre d’une présence scénique intense et libérée. À la psychologie affinée de son rôle – attitudes, accent –, elle allie sa voix souple et puissante de mezzo, sonore, portée d’un souffle aux confins de la salle, qu’elle chante de face, de dos ou couchée sur le côté.
Florian Laconi assume le rôle-titre de toute l’ampleur de sa voix claironnante de ténor, délivrée sans effort apparent. Les quelques longues tenues et leur vibrato marqué ne prétéritent en rien la chaleur et la richesse de son chant qu'il sait aussi nuancer. Passant de la voix de tête à la voix de poitrine avec aisance et sans transition marquée, sa diction est un modèle. L’aisance de ses déplacements, les pas de danse esquissés de sa gestuelle ondulante et souple, sa présence vocale sur scène tout au long de l’opéra délivrent une performance d’acteur et de chanteur.
… et une distribution engagée
Christophe Mortagne campe un roi Bobèche où le comédien, burlesque sans outrance, l’emporte sur le ténor. Son rôle s’accommode d’une voix au timbre quelque peu éraillé et marqué de cassures. Julie Pasturaud en reine Clémentine affiche la vaillance de sa voix, des aigus éclatants, et s’accapare l’espace. Jennifer Courcier, princesse Hermia, Fleurette du premier acte, à la voix délicate et souple, passe la rampe avec moins de force. Guillaume Andrieux offre en Popolani son baryton soyeux à son aisance d’acteur. Thibault De Damas, voix de baryton, endosse le rôle exigeant du Comte Oscar avec bravoure, la voix bien posée et nerveuse portant loin et fort. Le personnage du Prince Saphir, tenu par Jérémy Duffau, se voulant visiblement gauche et emprunté, se positionne pour lancer son chant de façon appliquée. Ce qui n’enlève rien à ses qualités de projection vocale.
Chacun de ces rôles témoigne avec verve des qualités d’acteurs, ici comiques, que nécessitent les productions d’opéra actuelles.
Le chœur, préparé par Benedict Kearns, offre sa chaleureuse amplitude sonore, jamais criée. Il fait preuve de synchronisme avec l’orchestre et d’une grande aisance scénique au fil des tableaux. Les cinq femmes de Barbe-Bleue sont issues du chœur : Sharona Applebaum, Marie-Eve Gouin, Alexandra Guerinot, Pascale Obrecht et Sabine Hwang-Chorier font montre de leurs qualités de solistes, voix travaillées, amples et vaillantes, comme de l’aisance de leur jeu.
Le surtitrage prend ici tout son sens, palliant, malgré la meilleure volonté des chanteurs dans leurs airs et leurs déclamations, une intelligibilité au parterre quelque peu défaillante.
L'orchestre nuancé, sautillant et léger, alerte, suit pleinement la direction sur-vitaminée du jeune chef britannique de 31 ans, James Hendry, engagé pour cette production.
Moins connu et donné que d’autres œuvres d’Offenbach, ce Barbe-Bleue, ovationné par de très nombreux rappels, aura laissé au visage des spectateurs, ce sourire léger, durable témoin d’une heureuse soirée.