A Toulouse, une Femme sans ombre miraculeuse

- Publié le 26 janvier 2024 à 14:18
Reprenant la production sans esbroufe de Nicolas Joel, le Théâtre du Capitole aligne un plateau où chacun évolue sur les plus hautes cimes. Sous la direction exemplaire de Frank Beermann, l’orchestre se couvre de gloire.
La Femme sans ombre de Strauss

Si le Capitole de Toulouse se distingue souvent par ses nouvelles productions (en témoigne un récent Boris Godounov, à revoir bientôt au Théâtre des Champs-Elysées), le soin porté aux reprises sidère tout autant. C’est en 2006 que fut étrennée cette Femme sans ombre, mise en scène par le regretté Nicolas Joel. Dix-huit ans plus tard, on retrouve cette lecture loyale et sans esbroufe, qui ne cherche pas à détourner la narration ni à l’actualiser, en dépit de quelques détails visuels en connexion avec notre époque – comme cette vieille télé devant laquelle s’abrutit la Teinturière. On retrouve aussi les beaux costumes de Franca Squarciapino, rappelant l’origine persane du conte, l’austère décor conçu par Ezio Frigerio, orné à la fin d’un chatoyant camaïeux alla Klimt, qui surtout délimite clairement la frontière entre le royaume des esprits et celui des humains – pour le premier, un monumental escalier qui s’élève vers les cintres afin de laisser paraître le second, bas-fond où trois énormes bouches écumantes évoquent la laborieuse activité de Barak. On peut rêver approche plus originale, plus fouillée dans la peinture des caractères, mais celle-ci, simple et juste, préservant la lisibilité de l’intrigue – un tour de force pour La Femme sans ombre –, parvient à une forme d’universalité rassurante.

Soprano chair et lumière

Le miracle, cependant, est d’abord musical. Au plateau, chacun évolue sur les cimes, alors que tous, sans exception, n’ont jamais chanté leur rôle auparavant ! Après ses Senta triomphales à Bayreuth, sa Turandot phénoménale à Strasbourg, Elisabeth Teige, soprano chair et lumière, confirme des dons exceptionnels. Ce dessin mélodique aux miroitements de platine, ces mélismes incrustés de diamants, ces aigus filés d’or, mais encore cette féminité à la fois fragile et tourmentée : tout cela fait un ensemble de prodiges qui hissent cette Impératrice sur la plus haute marche. Elle est éprise de l’Empereur d’Issachah Savage, ténor surnaturel par la longueur du souffle, l’ampleur du legato, la puissance, outre un timbre aux saveurs de miel et les intarissables trésors poétiques dont il pare son monologue de l’acte II. A genoux !

A genoux aussi face à la Teinturière de Ricarda Merbeth. Elle était Impératrice en 2006 mais, depuis, la voix s’est élargie, a gagné en muscle, s’est légèrement vrillée sans pour autant compromettre l’unité des registres ; avec ses aigus supersoniques, sa déclamation baignée d’ironie et d’aigreur, ses regards de tigresse, cette incarnation élève l’hystérie à la dignité du grand art. Montagne de bonté, le Barak à l’émission pleine de prestiges de Brian Mulligan éblouit tout autant, ciselant son chant par mille variations d’intensité et de sentiment. Victoire encore pour la Nourrice de Sophie Koch, souveraine et perverse, ouvrant grand les vannes d’un mezzo torrentiel, avec une ligne toujours galbée, une sculpture des mots aux insinuations de sorcière, un éclat extralucide dans ses imprécations.

Grand luxe

Même la galerie des petits rôles ne comporte aucun maillon faible. Le baryton mâle et phrasé à l’archet de Thomas Dolié en Messager des Esprits, c’est grand luxe, comme le ténor à la plasticité fulgurante de Pierre-Emmanuel Roubert (Voix d’un jeune homme) ou le soprano délicieusement vibratile de Julie Goussot (Gardien du seuil du temple, Voix du faucon, une Servante).

Sur l’Opéra de Lyon, qui présentait l’ouvrage il y a quelques mois, le Capitole a un avantage décisif : la splendeur de son orchestre, sans doute le seul, en France, par l’homogénéité de sa sonorité et la profondeur de ses coloris, à pouvoir rivaliser avec les formations germaniques qui ont tant marqué l’histoire interprétative de La Femme sans ombre. On remarque d’ailleurs beaucoup de jeunes visages dans les rangs, volontiers féminins, qui ont encore fait monter le niveau collectif ; mais bien des individualités sont aussi à louer dans les nombreux solos qui émaillent la partition (violon, violoncelle, flûte, basson, cor… il faudrait tous les nommer). Frank Beermann pétrit cette pâte somptueuse avec une ductilité généreuse, et tout autant ce qu’il faut de nerf, d’incandescence dans les cataclysmes, de douceur dans les raffinements chambristes, de vertige dans la maîtrise de l’architecture – un accomplissement, en somme.

La Femme sans ombre de Strauss. Toulouse, Théâtre du Capitole, le 25 janvier. Représentations jusqu’au 4 février.

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