C’est le succès considérable des opérettes d’Offenbach à Vienne qui décida le roi de la valse, Johann Strauss fils, à se lancer à son tour dans le genre. La Chauve-souris, qui restera son ouvrage lyrique le plus célèbre et le plus joué, est la troisième de ses opérettes, écrite pour le Theater an der Wien – le théâtre où furent créés entre autres Fidelio et La Veuve joyeuse. Le livret s’inspire d’une pièce de Meilhac et Halévy, Le Réveillon.

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Marc Minkowski
© Franck Ferville / Agence VU

En ce mercredi soir au Théâtre des Champs-Élysées, on n’est pas surpris que l’offenbachien Marc Minkowski se révèle, dès l’ouverture, comme un interprète particulièrement inspiré de cette Chauve-souris qu’il avait dirigée à l’Opéra-Comique dans une version en français, en décembre 2014. Entretemps il a mûri, creusé sa conception du chef-d’œuvre de Strauss : avec ses Musiciens du Louvre, il est plus viennois que nature (ce hautbois fruité qui rappelle celui des Wiener Philharmoniker !), démontrant une souplesse, un sens subtil du rubato et de ce fameux trois-temps viennois qu’on ne lui a pas toujours connus dans le passé. Il a tout capté de l’esprit si particulier de cette musique qui, sous les accents de la fête, fait sourdre une nostalgie, une mélancolie qui ne sont qu’à Vienne. La fin du second acte (« Brüderlein, Schwesterlein ») est bouleversante jusqu’à presque s’éteindre dans le silence. Jamais autant que ce soir, dans une œuvre qu’on connaît par cœur, on n’a perçu, grâce à la baguette de Marc Minkowski, le tribut que Johann Strauss paie à Mozart, dans certaines formules mélodiques comme dans les ensembles.

Romain Gilbert réalise une très astucieuse mise en espace, qui ne trouve sa limite que dans l’épisode du bal chez Orlofsky où le spectateur est tout de même frustré de ne voir et entendre les convives – chantés par l’excellent chœur de chambre du Palais de la musique catalane – que placés sur des praticables à l’arrière de l’orchestre.

Seul bémol, de taille tout de même, pour le public parisien : la longue, trop longue et parfois pénible présence de Frosch, le gardien de prison, dans la scène qui ouvre le troisième acte. À Vienne, c’est un personnage – un rôle parlé – incontournable, toujours joué en patois viennois par une star vieillissante du petit ou du grand écran. Ici le rôle est dévolu à l’actrice luxembourgeoise Sunnyi Melles – pour la petite histoire, c’est la Vera de Sans filtre de Ruben Östlund, palme d’or à Cannes en 2022. Elle en fait des tonnes, moitié en allemand, moitié en français, dans l’ivresse surjouée. Le rythme parfait donné à l’ouvrage durant les deux premiers actes s’en trouve disloqué. On ne peut pas en vouloir à Christoph Filler (Eisenstein) et François Piolino (Blind) de sembler mal à l’aise dans cette scène interminable.

Mais on aura vite oublié cet épisode, au regard d’une version de concert proche de l’idéal, grâce à une distribution qui aurait pu être déséquilibrée à cause du Covid-19 qui a touché trois des solistes. Le casting est parfait, tant le physique et la voix de chaque interprète s’accordent à leur personnage. Le fougueux Alfred, épris de la prude Rosalinde von Eisenstein, à qui il ne sait pas déclarer sa flamme autrement qu’en l’abreuvant d’airs de ténor, est le tout jeune et brillant Magnus Dietrich. L’objet de ses désirs est une Jacquelyn Stucker (remarquée en Poppée à Aix-en-Provence en 2022) qui assume avec panache – et avec une homogénéité plutôt rare sur toute la tessiture – les esquifs de sa fameuse csardas du deuxième acte.

La fidèle et très rouée servante, Adele, trouve la meilleure incarnation qui se puisse imaginer en la personne de l’Allemande Alina Wunderlin, qui se tire avec une aisance confondante de toutes les situations scéniques et vocales auxquelles son rôle la destine. Quant à Eisenstein, Christoph Filler fait mieux que reprendre le rôle au dernier moment ; il est ce « marquis Renard » vantard et un peu ridicule, doté d’une voix puissante qui le lâchera à l’extrême fin. Son comparse le Dr Falke bénéficie du baryton large et subtil du Croate Leon Košavić. C’est un habitué du Volksoper de Vienne, Michael Kraus, qui compose un directeur de prison, Frank, sans excès ni caricature. Enfin on ne peut que saluer la performance en prince Orlofsky de Marina Viotti, qui n’a pas besoin de forcer un organe d’une belle plénitude ni un talent comique indéniable.

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