Le (merveilleux) conte (merveilleux) du Tsar Saltane à La Monnaie

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Un opéra qui est une fête, et pour les oreilles et pour les yeux, un opéra que le concept de sa mise en scène éclaire autrement et pertinemment. Un opéra-bonheur !

Emerveillement des yeux ! Aucun des spectateurs n’oubliera ce qu’il a vu. Avec d’abord le surgissement, par la salle, de personnages en costumes étonnants (Elena Zaytseva), figures de jeux de cartes, matriochkas, illustrations des livres de contes de notre enfance. C’est inventif, c’est coloré, c’est somptueux. Avec soudain, sur et derrière une immense toile, l’apparition peu à peu dessinée et coloriée d’un paysage, d’une ville, d’animaux, de personnages, d’images animées. Et même, le héros traverse la toile et trouve sa place dans ce décor dessiné ; une femme-cygne y apparaît. C’est virtuose, c’est fascinant. On est vraiment ailleurs, dans le monde des contes merveilleux (décors de Dmitri Tcherniakov, vidéos et éclairages d’Emmanuel Trenque).

Nous sommes en effet plongés dans l’histoire d’une pauvre jeune femme trahie par ses sœurs et « une vieille mère », condamnée à l’exil avec son fils, récompensée par un cygne-princesse sauvé des griffes d’un rapace, jusqu’à ce que justice soit faite.

Emerveillement des oreilles ! Un des mérites de la mise en scène, quelle qu’en soit la fascination, est qu’elle ne couvre jamais la musique, une musique de Nikolaï Rimski-Korsakov tout aussi narrative que descriptive (ah ! le fameux « vol du bourdon » !) et évocatrice, si belle. Si « traditionnellement » russe, si intelligemment inventive. Elle nous « ravit », au double sens du terme : elle réjouit et elle emporte. Mais si elle trouve sa juste place, si elle épanouit ses effets, c’est grâce au magnifique travail de Timur Zangiev, à la tête de l’Orchestre symphonique et des Chœurs de La Monnaie, si heureux d’être là pour diriger cette production qui l’avait tant fasciné comme spectateur lors de sa création en 2019.

Les sons et les images sont en harmonie. Les solistes fusionnent les deux, en imprégnation réciproque de leur chant et de leur jeu. Il y a les personnages du conte, surjoués, surchantés, mais en toute mesure expressive : Ante Jerkunica-Tsar Saltan, Stine Marie Fischer-Tkatchikha, Bernarda Bobro-Povarikha, Carole Wilson-Barbarikha, Olga Kulchynska-le Cygne, ainsi qu’Alexander Kravets, Alexander Vassiliev et Nicky Spence. Mais il y a surtout les deux personnages plus douloureux, ceux de la mère et de son fils, Bogdan Volkov et Svetlana Aksenova. Ils étaient déjà de la création en juin 2019. Ils sont si exacts et si intenses dans leur chant, et tout aussi exacts et intenses dans leurs incarnations souhaitées par Dmitri Tcherniakov, le metteur en scène. 

On connaît celui-ci pour la façon dont il recontextualise les œuvres qu’il aborde. Il les installe dans une perspective radicalement différente destinée à en renouveler le sens et le regard que l’on porte sur elles. Cela parfois de façon excessive : ainsi, il m’avait prodigieusement énervé il y a quelques saisons avec une « Carmen » métamorphosée en « jeu de rôle » pour un couple-bobo en difficulté conjugale : elle et lui devenant Carmen et José embarqués dans un stage lyrique cathartique ! Il m’a encore absolument agacé l’été dernier avec un « Cosi fan Tutte » devenu réunion échangiste pour deux couples fatigués. Mais cette fois, sa vision du conte m’a paru -et manifestement pour tout le public si heureux de la première de la reprise- si pertinente, si cohérente, éclairant autrement l’œuvre, et si judicieusement.

Pour lui, ce conte est devenu la thérapie du dernier recours imaginé par une maman pour « réveiller » son fils autiste -« le prince »-, détruit par l’absence d’un père qui les a abandonnés, elle et lui. Le jeune homme est là, mais absent, tout à ses petits jouets, tout à ses fantasmes de conte. Elle -« la princesse sa mère »- est à ses côtés, toute à sa tendresse douloureuse. Tous les autres protagonistes jouent le jeu de l’incarnation colorée des rêves du jeune homme. Dans le conte, tout est bien qui finit bien. Hélas, pas chez Tcherniakov : ébranlé, terrifié par le tapage joyeux de la résolution heureuse du conte, le jeune homme veut s’enfuir et frappe de toutes ses forces une porte qui ne s’ouvre pas. Les derniers mots du livret se densifient : « Voilà, le conte s’achève ici, vous n’en saurez pas davantage ».


Bruxelles, La Monnaie, le 3 décembre 2023 

Stéphane Gilbart

Crédits photographiques : Forster

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