Modest Petrovich Mousorgski (1839–1881)
Boris Godounov (1869)
Drame musical populaire en quatre parties et sept tableaux
Livret de Modest P. Moussorgski d'après le drame homonyme d'Alexandre Pouchkine et de l'Histoire de l'Etat russe de Nikolai Karamzin

Mise en scène : Olivier Py
Direction musicale : Andris Poga
Décors et costumes : Pierre-André Weitz
Lumières : Bertrand Killy

Avec :

Alexander Roslavetz : Boris Godounov
Victoire Bunel : Fiodor
Lila Dufy : Xenia
Svetlana Lifar : La Nourrice
Marius Brenciu : Chouiski
Mikhail Timoshenko : Andrei
Roberto Scandiuzzi : Pimène
Airam Hernandez : Le faux Dimitri / Grigori
Yuri Kissin : Varlaam
Fabien Hyon : Missail
Sarah Laulan : L’aubergiste
Kristofer Lundin : l'Innocent
Sulkhan Jaiani : Nikititch
Barnaby Rea : Mitioukha

Orchestre National du Capitole de Toulouse
Chœur et Maîtrise de l’Opéra national du Capitole
Direction : Gabriel Bourgoin

Coproduction : Théâtre des Champs-Elysées

Toulouse, Théâtre du Capitole, le vendredi 24 novembre 2023 à 20h

Ce Boris Godounov mis en scène par le duo Olivier Py – Pierre-André Weitz au Théâtre du Capitole de Toulouse est un spectacle à la ligne claire, jouant efficacement sur des effets dramaturgiques qui en traduisent lisiblement le propos sans jamais se départir d'un vocabulaire esthétique déjà largement éprouvé dans bien d'autres productions et qui, parfois se dérobe et manque sa cible. On salue cependant un théâtre qui reste reconnaissable entre tous et qui a le mérite de mener à son terme l'entreprise toujours délicate de s'attaquer à un chef‑d'œuvre où l'on manque à tout moment de verser dans le cliché ou les chausse-trappes. Py cherche à montrer un Boris qui s'inscrit à la fois dans une dénonciation du pouvoir et fait de ce pouvoir un élément d'une réalité transhistorique inhérent à la destinée du personnage. Écartelé entre les ors tsaristes de la Russie éternelle et la pourriture des chefs mafieux, ce Boris traduit très symboliquement l'impossibilité d'accéder à la fonction suprême sans y laisser son âme. La soirée est portée par un cast de bonne qualité, à commencer par le Grigori de Airam Hernández, suivi de près par le Boris de Alexander Roslavets qui remplace un Matthias Goerne sans doute un peu trop juste pour ce rôle écrasant. L'Orchestre National du Capitole s'affiche une fois de plus comme l'une des meilleures phalanges nationales avec à sa tête, un Andris Poga qui préfère à la fresque rutilante, une dimension plus intimiste, ouvragée jusque dans le détail. 

Alexander Roslavetz (Boris Godounov), Choeur de l'Opéra National du Capitole de Toulouse

Quelques semaines après l'exceptionnel Boris Godounov que Franck Castorf montait à Hambourg (et auquel assistait en spectateur Olivier Py), voici donc la production que le metteur en scène français crée ce mois-ci au Théâtre du Capitole de Toulouse. Sans pousser trop loin le jeu des comparaisons, il est intéressant de voir combien les deux visions s'accordent à travailler la dimension d'une fresque historique qui sert de grille de lecture à des problématiques contemporaines. Ceci étant, on peut dire qu'Olivier Py se concentre sa vision à la seule question du pouvoir politique, là où Castorf usait ouvertement d'une pluralité référentielle délirante et polymorphe de son matériel théâtral pour mettre cette question en rapport avec des perspectives aussi différentes que les conséquences de la chute du mur et la guerre de civilisation Occident-Russie. Préférant jalonner lisiblement son parcours, Py structure sa lecture du drame de Moussorgsky par des effets visuels soulignés par les décors que signe son complice Pierre-André Weitz. Ces décors s'adaptent efficacement à une exiguïté de l'arrière-scène du Théâtre du Capitole dont l'absence de profondeur contraint à des solutions pour créer des perspectives comme par exemple cette toile peinte figurant une emblématique forêt de bouleaux. Construits sur le principe d'une double tournette, les blocs rotatifs s'assemblent entre eux pour former des décors différents de dimension imposante montant jusqu'aux cintres : l'austère façade soviétique d'un immeuble de bureau et celle du parlement (Douma) marquée de la faucille et du marteau, puis une immense iconostase rutilante contrastant avec une façade en ruines.

Cette variation d'espaces relie lisiblement le lieu et sa fonction avec un dialogue muet entre avers et le revers qui s'opposent ou se complètent symboliquement autour du thème du pouvoir. C'est évidemment le cas de l'iconostase doré avec la façade de la Douma, alternance entre le pouvoir spirituel et politique ; ou bien le bureau (devenu iconique) avec l'immense table où Boris/Poutine reçoit son conseiller Chouiski sous un lustre de cristal écrasant… symétrique de l'obscure cellule du moine Pimène. Olivier Py construit son Boris Godounov sur le principe d'une vaste fresque historique jalonnée de poteaux indicateurs qui offrent l'avantage appréciable d'apporter au livret une grande lisibilité. Les scènes s'articulent très verticalement en multipliant les allégories ultra emblématiques de la Russie éternelle et de la Russie moderne. On frise souvent les stéréotypes tragicomiques avec les moines vagabonds alcooliques, la soldatesque en kalachnikovs et le peuple en guenilles… toute une galerie haute en couleurs et des scènes dont Py souligne la juxtaposition, là où Castorf s'attachait à montrer la place et la fonction qu'elles prenaient dans une grande architecture générale. L'insistance de certains procédés comme le recours systématique à des pantomimes permet d'animer des passages narratifs trop statiques comme par exemple le récit de Pimène au début du II, mis en parallèle avec un Grigori devant son miroir se grimant tour à tour en Ivan le Terrible, Pierre le Grand et Staline – associés au drapeau impérial, tricolore et soviétique au cas où on n'aurait pas saisi l'allusion aux ambitions "trans-temporelles" de Grigori.

Procédé plus subtil, la mise en regard du personnage secondaire de l'Innocent ("yuródivïy") et la figure additionnelle d'une danseuse étoile permet à la scénographie de gagner soudain en épaisseur. Le principe consiste à établir un parallèle entre Boris et cet Innocent en le faisant jouer en pantomime pendant le prélude orchestral, un tableau muet où il entre sur scène quasi nu et découvre posés à même le sol, la cape de pourpre et le bonnet de fourrure sur lequel il plante une croix orthodoxe rouge pour compléter l'accessoire impérial appelé couronne (ou bonnet) de Monomaque. S'emmitouflant maladroitement dans la cape, il répète le geste où, dans la mise en scène d'Andrei Tarkovski, Boris rabattait sur lui la carte de la Russie au moment de mourir. Icone prestigieuse des ballets impériaux puis soviétiques, la danseuse étoile exécute un pas de deux au moment où éclatent les rythmes très géométriques des cloches célébrant le sacre de Boris. Entourée de soudards torses nus qui la reluquent et cherchent à l'attirer à eux (pour un peu on se croirait chez Calixto Bieito…), elle symbolise cet emblème de la Russie éternelle menacée par une violence prédatrice et la corruption du pouvoir politique. Il réapparaît au IV, toujours couronné de son bonnet monomaque et d'une sorte de nuisette ridicule dont la saleté peine au premier abord à dévoiler le rapport avec le tutu de l'étoile de ballet. Le traitement de l'Innocent justifie pleinement le rôle de personnage transitionnel – Olivier Py rappelant au passage que la version remaniée de 1872 s'achevait sur ce "yuródivïy" prononçant ces mots prémonitoires : "Coulez, coulez, larmes amères, pleure, pleure, âme orthodoxe. Bientôt l'ennemi viendra et surviendront les ténèbres, les noires ténèbres impénétrables. Malheur, malheur à la Russie, pleure, pleure, peuple russe, peuple affamé."

Kristofer Lundin (l'Innocent)

A la fois très explicites mais bien moins subtiles, les allusions à l'actualité passent par un sinistre Z géant fait des mêmes bouleaux qui lui servent de fond d'image ou bien la toile peinte montrant Saint Staline environné des divinités soviétiques bénissant Saint Poutine… Sans oublier ce lustre géant qui sert de nacelle à un Boris sont la raison vacille mais qui demeure suspendu au-dessus de l'immense table de marbre, incapable de l'emporter vers les cintres… On passera sur Fiodor le tsarévitch jouant avec un globe ballon gonflable qui ouvre sur une référence improbable et mal adaptée au Dictateur de Chaplin. Dispensables également, ces cortèges (pantomimes encore) qui font allusion à l'intrigue politique ourdie par la Pologne-Lituanie avec ce pape d'opérette bénissant et ce très "pyesque" éphèbe torse nu agitant le drapeau polonais.

Victoire Bunel (Fiodor), Lila Dufy (Xenia)

La thématique de la mort est intégrée à plusieurs reprises à la dramaturgie, en premier lieu par la présence d'un bout à l'autre de la soirée d'une tombe marquée d'une croix orthodoxe en bord de scène. Autour de ce repère visuel se superposent plusieurs éléments essentiels de l'intrigue : la tombe renvoie à Ivan le Terrible, dont la disparition motive les événements qui conduiront au sacre de Boris. Elle renvoie également à celle de la mort de Dimitri, le fils d'Ivan que Boris écarta du pouvoir et dont la mort mystérieuse ouvrit la période des troubles. Le tsarévitch réapparaît à plusieurs reprises, avec un très didactique éclairage stroboscopique pour en souligner le caractère fantomatique…

Le ruban écarlate ornant le cou du tsarevitch rappelle l'accessoire des komsomols (jeunesses communistes) mais renvoie également au symbole sanglant de son assassinat. Grigori (le faux Dimitri) jettera le même accessoire sur le cadavre de Boris avant de se couronner pour bien montrer qu'il est parvenu à ses fins et lui succède sur le trône. Très écarlate, et même spectaculairement incandescente, la forêt de bouleaux en flammes offre à la mort de Boris un relief visuel façon mort de Don Giovanni – un relief qui relève en partie la relative atonie d'une très sage scène de la folie… Une dernière occasion peut-être de se souvenir de l'Innocent qui, dans la scène précédente tentait en vain d'éteindre le bâton de dynamite que Chouiski lui avait mis entre les mains et dont l'explosion trouve dans l'incendie une issue logique autant que symbolique…

Airam Hernández (Grigori)

Le plateau vocal est marqué par la belle présence d'Airam Hernández qui offre à Grigori une élégance dans la carrure et le maintien. Le ténor espagnol traduit l'ambition de son personnage sans en exagérer les traits héroïques. Il est suivi de près par le Boris Godounov d'Alexander Roslavets, débarqué de Hambourg où il interprétait un Nazaréen dans la Salomé de Tcherniakov pour remplacer Matthias Goerne initialement prévu. Si la surface vocale n'a pas toujours le relief nécessaire, le timbre et l'homogénéité de la projection font un bel effet dans la manière de rendre le trouble psychologique et la question du pouvoir contrarié. Roberto Scandiuzzi est un Pimène sans réel caractère dans le phrasé et la caractérisation, confondant le moine russe avec Padre Guardiano ou Don Basilio… Svetlana Lifar est remarquable en Nourrice et fait oublier la modeste Xenia de Lila Dufy. Victoire Bunel campe avec une franchise de ton et de ligne le rôle de Fiodor, là où Marius Brenciu limite son Chouiski à une projection trop tendue et sans couleur. Le rôle d'Andreï est tenu de façon remarquable par Mikhail Timoshenko (Andreï) avec, parmi les autres seconds rôles dont la présence est à noter, l'Aubergiste de Sarah Laulan et le duo Varlaam-Missail de Yuri Kissin et Fabien Hyon. Déception en revanche pour Kristofer Lundin vocalement moins impressionnant que sa présence physique lors des différentes pantomimes. Bien préparés par Gabriel Bourgoin, le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra national du Capitole font honneur à la maison, de par l'impact et le relief qu'ils assurent d'un bout à l'autre de la soirée. La direction d'Andris Poga privilégie à une approche trop massive une lecture laissant affleurer une pluralité de détails dans un flux musical toujours ductile et alerte. L'Orchestre du Capitole déploie des qualités de timbre et de ligne qui donne à ce Boris une structure et une poésie de tout premier ordre.

Alexander Roslavetz (Boris Godounov)

 

 

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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