A Bruxelles, un fascinant Or du Rhin

- Publié le 6 novembre 2023 à 11:54
Le nouveau Ring de la Monnaie commence sous les meilleurs auspices. Grâce aux visions étranges et poétiques de Romeo Castellucci ; grâce à la direction musicale lumineuse d’Alain Altinoglu ; grâce à un plateau vocal uni dans l’excellence.
L'Or du Rhin de Wagner

C’est à la Monnaie de Bruxelles, en 2011, que Romeo Castellucci est entré par effraction sur la planète lyrique, avec un Parsifal resté dans toutes les mémoires. C’est dans le même théâtre qu’il revient à Wagner, entamant un Ring qui se poursuivra jusqu’en 2025. De la Tétralogie, le metteur en scène plasticien semble faire le creuset de toutes les mythologies : nordique, bien sûr, mais aussi grecque, chrétienne – comme l’attestent les nombreuses sculptures qui ornent le séjour des dieux à la scène 2 –, voire orientale – comme l’indique une statue sans tête, celle d’un Bouddha auquel Wotan se montre très sensible… ainsi que le furent Wagner et Schopenhauer.

Fidèle à une démarche qu’il a souvent expérimentée, Castellucci peuple son spectacle d’une forêt de symboles et d’allégories dont il ne faut pas toujours chercher à comprendre le sens, tant qu’ils n’entravent jamais la narration mais au contraire l’éclairent, ou du moins l’interrogent. Alberich paraît ainsi enchaîné à une poutre d’acier, tel Prométhée, cet autre voleur. Les Filles du Rhin, dédoublées (on en compte donc six) sont elles-mêmes taillées dans l’or – désir sexuel et désir de puissance se confondent. Wotan et Fricka évolueront plus tard sur une marée humaine, comme on en voit dans tous les Jugements derniers peints à la Renaissance. Au Nibelheim, de vrais ouvriers métallurgistes forgent en temps réel un immense anneau auquel Alberich, une fois capturé par Wotan et Loge, se retrouvera à nouveau enchaîné, à la fois homme de Vitruve et martyr.

Mystère

Certes, la direction d’acteurs ne se distingue guère par sa vivacité. Certes, l’esprit de comédie, pourtant bien présent dans L’Or du Rhin, ne souffle qu’avec parcimonie. Castellucci privilégie la fresque poétique, ou le mystère – au sens premier et au sens médiéval du terme –, avec un art des images assez sidérant. On n’a jamais vu flots du Rhin si écumants, montée au Walhalla si énigmatique – ou plutôt descente, dans ce cas, tous les personnages étant engloutis un à un dans les tréfonds d’un abyssal trou noir. Dommage, alors, que certains partis pris se révèlent anti-musicaux. Ainsi, quand les géants font leur entrée : afin qu’ils aient vraiment l’air de géants, les dieux sont joués par des enfants, les chanteurs se trouvant relégués en coulisse d’où ils peinent à se faire entendre – plus tard, quand ils seront privés des pommes de jouvence, ce sont des personnes âgées qui prendront leur place en scène.

Dommage, oui, car la distribution ne comporte aucun maillon faible, en dépit de quelques nuances. Si Gabor Bretz pâtit d’un volume plutôt modeste, ce Wotan dans la force de l’âge montre aussi qu’il a de la ressource dans les passages les plus tendus, préservant à chaque instant le galbe d’un dessin mélodique souverain. Marie-Nicole Lemieux aurait-elle trouvé sa vraie nature, mezzo dramatique ? Elle n’a jamais semblé aussi à l’aise qu’en Fricka, pas mégère pour sou, droite, impeccable.

Performance d’acteur

On a entendu des Alberich au baryton plus noir que celui de Scott Hendricks, rarement d’aussi percutant, avec dans les mots et les phrasés un mordant, des sarcasmes, qui hissent l’incarnation sur la plus haute marche – et c’est lui qui accomplit la performance d’acteur la plus exigeante, se retrouvant nu comme un ver et enduit par Loge d’un liquide goudronneux. Ce Loge un brin prestidigitateur, c’est Nicky Spence : projection insolente, tempérament venimeux, à genoux ! Et pour les persiflages, le Mime de Peter Hoare n’est pas en reste – ça promet pour Siegfried.

Nora Gubisch ne possède pas le grave opulent des illustres Erda, mais elle en a la noblesse et le verbe de pythie. Excellents géants (Ante Jerkunica et Wilhelm Schwinghammer), excellents Donner et Froh (Andrew Foster-Williams et Julian Hubbard), excellentes Filles du Rhin (Eleonore Marguerre, Jelena Kordic, Christel Loetzsch). Cela fait beaucoup de victoires !

Mais la plus éclatante, c’est Alain Altinoglu qui la remporte, à la tête d’un Orchestre symphonique de la Monnaie à la cohésion exemplaire. Après un Prélude remarquablement dosé (allures, dynamiques), cette direction musicale file droit, sans temps mort ni précipitation. Rien ne pèse, tout avance avec souplesse et naturel. Un seul mot d’ordre : lumière.

L’Or du Rhin de Wagner. Bruxelles, Théâtre de la Monnaie, le 5 novembre. Représentations jusqu’au 9 novembre. La Walkyrie : du 21 janvier au 11 février.

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