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A la Monnaie, un Or du Rhin idéal confié au tandem Altinoglu-Castellucci

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Bruxelles. La Monnaie. 28-X-2023. Richard Wagner (1813-1883) : Das Rheingold, prologue du Bühnenfestpiel « Der Ring des Niebelungen », en quatre scènes, sur un livret du compositeur. Mise en scène, décors, costumes, éclairages : Romeo Castellucci. Dramaturgie : Christian Longchamp. Collaboration artistique : Maxi Menja Lehman. Collaboration aux décors : Paola Villani. Collaboration aux costumes : Clara Rosina Straber. Collaboration aux éclairages : Benedikt Zehm. Chorégraphie : Cindy Can Acker. Avec : Gábor Bretz : Wotan; Scott Hendricks : Alberich; Nicky Spence : Loge; Marie-Nicole Lemieux : Fricka; Anett Fritsch : Freia; Nora Gubisch : Erda; Andrew Foster-Williams : Donner; Julian Hubbard : Froh ; Peter Hoare : Mime; Ante Jerunicka : Fasolt; Wilhelm Schwinghammer : Fafner; Eleonore Marguerre : Woglinde; Jelena Kordic : Wellgunde; Christel Loetzsch : Flosshilde. Orchestre symphonie de la Monnaie, Sylvia Huang konzertmeisterin, Alain Altinoglu, direction générale.

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La Monnaie  entreprend la production d'un nouveau Ring wagnérien, étalé sur deux saisons, sous la baguette d' , et confié pour la mise en scène et la dramaturgie à et


Voilà trente-deux ans que la Monnaie n'avait plus produit de Ring wagnérien – depuis la dernière saison de l'ère Mortier avec le tandem Cambreling-Wernicke aux commandes – et trois ou quatre lustres se sont écoulés depuis les derniers cycles intégraux proposés en Flandres et en Wallonie. C'est dire si la présente production est attendue par bien des mélomanes bruxellois ou résidents belges. Pour la fin de son mandat de douze ans, Peter de Caluwe confie la réalisation du cycle à son fidèle directeur musical, et à un de ses metteurs en scène fétiches, . Il peut en outre compter sur une pléiade de chanteurs familiers de la maison bruxelloise.

Au lever de rideau, dans une obscurité quasi totale, un gigantesque anneau doré vrille jusqu'à son bruyant effondrement sur lui-même. Le prélude instrumental peut, avec cette longue pédale de mi bémol dès lors émerger lentement des tréfonds de la fosse. L'orchestre progressivement s'anime, le ressort est bandé, l'action peut commencer !
Avec cette enluminure liminaire, plante le décor : sa conception se veut, à la fois épurée et imaginative, sage et iconoclaste : au-delà de la narration, il s'agit pour lui, aussi de créer une nouvelle symbolique, un nouveau vocabulaire visuel éminemment personnel, détaché autant de la légende germano-nordique que du contexte révolutionnaire, anarchiste voire « marxiste » wagnérien. Il s'agit donc de pourfendre voire de pulvériser les poncifs les plus éculés du genre pour mieux les conjurer : ainsi,  le demi-dieu Loge projette-t-il significativement au fil de son monologue au mitan de l'ouvrage, des paintballs d'encre de Chine sur les portraits mythologiques, en casques ailés ou en toge albe de ses comparses. Le Grand Hall du Walhalla à la scène II tient dans sa clarté virginale de l'entrepôt d'un musée imaginaire ou d'une gypsothèque, mêlant les références lapidaires à l'Antiquité gréco-romaine, ou à l'héritage judéo-chrétien, désormais réduits en miettes. Bref, du passé – wagnérien comme occidental – faisons table rase, même si l'Or est éternel et l'Anneau pour toujours maléfique !

Ce monde peut apparaître gémellaire – les deux géants bien sûr mais aussi les Filles du Rhin, sous leur atours mordorés, aux incarnations vocales dédoublées par trois serpentines danseuses – mais est bien souvent antinomique : Alberich comme Wotan, par la proximité de leur tessiture et de leur timbre, très singulière ce soir, sont les deux revers d'une même pièce, contigus par leur complexité psychologique, mais fatalement adversaires par leur volonté de puissance. A ce jeu des contraires, c'est la dichotomie qui l'emporte. Le Walhalla aux scènes II et IV demeure laiteux ou enfariné, là où le royaume d'Alberich est terreux et obscur. Même si pour chaque personnage, dans le feu de la dramaturgie rien ne demeure univoque… Si une fois capturé, Alberich privé de son aura maléfique, de ses postiches, totalement dénudé est enduit d'un liquide bitumineux (l'Or …noir ?) plus loin, en vociférant sa malédiction à l'ultime scène, il en macule à son tour le visage et la toge de Wotan, dieu ainsi marqué dans sa chair – tel dans d'autres productions plus littérales le couvre-œil qui l'accable – et dans ses attributs, par l'imprécation mortifère.

L'abécédaire visuel du metteur en scène renvoie aussi – par bribes et clins d'œil – à certaines de ses productions antérieures. La célébration des quatre éléments rappelle son iconoclaste Zauberflöte, au fil des quatre scènes du présent opéra : l'Eau lustrale «amniotique» du Rhin est symbolisée par cette brume fraîchement atomisée, métamorphosée en pluie d'or dardée par l'Aurore, au dévoilement du précieux métal sous le lit du fleuve, le Feu est bien entendu véhiculé par la seule main de Loge (moyennant une bonne protection thermique ostensiblement amovible), la Terre minérale se voit dans toute sa matérialité technologique exploitée par le peuple des Niebelungen, et l'Air est évoqué lors du finale tant par la projection évanescente du mythique arc-en-ciel que par le dorsal saut de l'Ange dans un vide intersidéral des Dieux rejoignant un palais immatériel.
Mais Castelluccci abuse d'autres gimmicks de son imaginarium ( les Dieux sont substitués par des enfants mimant en play-back l'action à l'irruption des géants colossaux), comme dans son parisien Primo Omicidio d'Alessandro Scarlatti ;  le néon frétillant et défectueux de la mine des Niebelungen renvoie au fort-Chabrol préludant « sa » Jeanne au Bûcher ;  les « vagues » de figurants dénudés ( au lever de la scène II ) rappellent quelque peu  les animations de masse de «son» Parsifal ou «son» Requiem mozartien.


Mais par ailleurs faut-il vraiment à ce point entraver la progression, lors de la première scène, d'Alberich par une poutrelle aussi inutile qu'encombrante, ou suspendre des cintres lors du partage mortifère de l'Or et de l'Anneau entre les deux frères géants, deux dépouilles (factices) d'immenses crocodiles, dont l'une s'effondrera bruyamment sur scène lorsque Fafner portera le coup fatal à Fasolt ? Trop d'idées tuent parfois l'Idée…Mais heureusement, la vacuité de cette gadgétisation un peu kitsch (et contradictoire eu égard à l'épure par ailleurs proposée, in fine très ponctuelle), ne nuit pas à la trame narrative et ne ruine pas, ce soir, la conduite de l'action théâtrale. Le jeu scénique incandescent des protagonistes demeure millimétré malgré la relative profusion des détails scéniques plus ou moins utiles.

C'est à la basse-baryton qu'échoit, pour une convaincante prise de rôle, l'écrasant rôle de Wotan – qu'il assumera aussi dans les deux journées suivantes du Ring. Habitués de la Monnaie, nous avions pu l'acclamer en Henri l'Oiseleur (Lohengrin) voici un lustre. Son «jeune» Wotan n'est pas en reste, même si sans doute moins impérieux ou volontaire qu'à l'accoutumée. En accord avec les partis-pris du metteur en scène, c'est ici plutôt l'aspect humain, avec ses failles psychologiques et ses fêlures décisionnelles qui prime au-delà de la seule superbe vocale, indiscutable et d'une homogénéité confondante sur toute l'étendue de la tessiture. Une incarnation parfaitement assumée dans l'option d'un personnage fragile et déjà miné par le doute.


Autre habitué des lieux, le baryton américain enfile pour la première fois le costume d'un Albérich idéal à la seule condition d'accepter les paradigmes imposés par Romeo Castellucci. Inutile de chercher la noirceur à-tout-va des barytons-basses les plus « maléfiques », dans la filiation du mythique Gustav Neidlinger. Ici, il s'agit, d'un double vocal «en négatif» de Wotan , dont est exploré par cette relative clarté, toutes les aspirations, velléités chagrines ou vilénies arrivistes.

La Canadienne , toujours fêtée à Bruxelles depuis son premier prix au Concours Musical International Reine Elisabeth de Chant en 2000, tente ici, au faîte d'une immense carrière internationale sa première incarnation wagnérienne d'envergure. Elle convainc totalement  tant par son registre large, sa voix homogène puissante mais très raffinée dans ses nuances que par son jeu d'actrice, incarnant l'aveuglement un peu frivole et factice de la déesse-épouse.

Le ténor écossais , «Nez » de Chostakovitch in situ l'été dernier, fait également ses débuts dans le rôle de Loge. Son timbre vif-argent malléable, se situe entre ceux d'un authentique Heldentenor (il a déjà incarné Siegmund !) et d'un ténor de demi-caractère (dans l'héritage lointain d'un Stolze ou d'un Zednik) ;  il compose ainsi un personnage à la fois volontaire, épique, lors de l'enlèvement d'Alberich, mais aussi ailleurs beaucoup plus ambigu, par son statut même de demi-dieu. Son long monologue central ou ses ultimes et sibyllines interventions sont toutes d'une justesse de ton et de psychologie remarquables, avec un à-propos scénique judicieux et une ironie confondante.
Les autres dieux/déesses sont très biendistribués : en Froh, impose son timbre un rien corrosif et vindicatif, alors qu'en Donner, le baryton-basse joue d'avantage sur la magnanimité et la rondeur. Annette Fritsch dans ses brèves apparitions, livré une Freia fruitée et pulpeuse, et d'une inaltérable jeunesse malgré les sévices infligés à son personnage. impose – encore une prise de rôle ! – son art et sa vocalité sombre à la courte mais déterminante intervention d'Erda, d'une poignante vérité dramatique face au cours du Destin alors en jeu. , pour son premier Mime – rôle qu'il assumera aussi dans Siegfried – est idéal de timbre, légèrement nasalisé, et acide, parfaite incarnation de la couardise et de la félonie arriviste du personnage. Les deux géants Fasolt et Fafner sont incarnés par les deux basses et , quasi jumeaux d'allure et de voix – d'une profondeur abyssale d'une adéquate et absolue noirceur. Les trois filles du Rhin appellent peut-être davantage de réserve, surtout la soprano Eleonore  Marguerre, un rien en difficulté dans le registre suraigu, détonnant quelque peu auprès des deux mezzo-soprani beaucoup plus amènes de ton et .

Il reste à évoquer et à vanter les mérites de l'orchestre symphonique discipliné et  irréprochable – comme voici un petit mois dans une mémorable symphonie Résurrection de Mahler – et de son chef, , pour une réalisation instrumentale proprement sidérante de beauté, de justesse dramatique et d'implication musicale. Si toutes les parties de vents et cuivres sont bien tenues, il a fallu légèrement réduire l'effectif de cordes vu la relative exiguïté de la fosse –  trois harpes au lieu des six prévues, quatorze premiers violons et la déclinaison de cordes qui s'en suit, au lieu des seize souhaités par le compositeur. Mais au vu de la géométrie à l'Italienne, relativement intimiste de la Monnaie, l'équilibre sonore des masses et l'étagement des plans sonores sont idéalement respectés. De même le nombre des enclumes imitant les bruits de forge, à la troisième scène, a été limité grâce aux artifices techniques actuels. La direction d'Alain Altinoglu n'appelle que des éloges. Certes, il prend son temps lors de la scène liminaire dans le lit rhénan – moins précipitée ou éclaboussée que sous d'autres baguettes – ou l'entrée grandiose des Dieux au Walhalla, qu'on a connu plus apocalyptique et spectaculaire – mais avant tout, il gère ces vastes tableaux avec une maîtrise confondante du temps musical, avec un maintien architectural éprouvé et un sens de la – très – grande forme (deux heures trente d'un seul tenant !) et des transitions. Au-delà de cette esprit de synthèse, il apporte un soin analytique aux détails textuels les plus infimes, soulignant à la fois les profondes mutations des leitmotive au fil de l'œuvre comme leur intrication intime sur le plan tant musical et dramatique. L'on pense ainsi plus d'une fois à cet aphorisme paradoxal de Nietzsche « Wagner est le maître de la miniature »,  par l'hyper-réactivité projetée en pleine lumière de ces éléments thématiques si brefs et ramassés, mais aussi si éloquents et expressifs. Il y a enfin sous cette baguette éclairée ce sens aigu de la couleur, avec la culture française de la filiation wagnérienne. Plus d'une fois, par le rendu de la palette orchestrale et par cet éventail de nuances indicibles – de l'ineffable au térébrant – il est impossible de ne pas penser aux grands opéras symbolistes français (et au premier chef le Pelléas de Debussy) – lesquels, sans , n'auraient probablement jamais existé tels quels. Bref, voilà un travail à la fois d'orfèvre et d'architecte, impeccablement tracé par le truchement d'une phalange décidément en grande forme en ce début de saison.

Crédits photographiques : © Monika Rittershaus

 

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