Alors que Daniele Rustioni s’avance d’un pas lent sur le plateau de l’Opéra de Lyon, les applaudissements redoublent. A-t-il le souffle court ? Ce serait compréhensible, tant la performance qu’il a réalisée avec ses troupes est époustouflante. Le directeur musical de l’institution lyonnaise vient de diriger La Femme sans ombre, partition jamais donnée jusqu’alors dans la capitale des Gaules et pour des raisons bien compréhensibles : l’œuvre ô combien redoutable nécessite en principe un effectif symphonique pléthorique et virtuose, Richard Strauss enchaînant les motifs alambiqués et les traits techniques dans une orchestration aussi subtile qu’exigeante pour les musiciens.

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La Femme sans ombre à l'Opéra de Lyon
© Stofleth

Pour cette entrée au répertoire, la fosse de l’Opéra Nouvel étant incapable d'abriter autant d’instruments, une adaptation pour un effectif moins conséquent a été commandée à Leonard Eröd, qui avait déjà fait de même avec La Ville morte de Korngold. L’arrangement est habile et formidablement interprété par des musiciens réactifs et précis, aussi bien collectivement qu’individuellement – on notera les superbes solos de violon (Nicolas Gourbeix) et de violoncelle (Ewa Miecznikowska). En définitive, Rustioni réalise à Lyon ce qu’un Philippe Jordan avait fait à l’Opéra de Paris : transcender un orchestre de fosse de l’Hexagone en le convertissant avec succès au style wagnéro-straussien.

Pour La Femme sans ombre, un bel orchestre ne suffit pas : l’ouvrage requiert cinq voix de très haut vol, l’écriture de Strauss nécessitant à la fois un volume wagnérien et une agilité quasi mozartienne, avec une sacrée précision rythmique et d’articulation jusque dans les grands intervalles qui parsèment parfois la partition. Là encore, l’Opéra de Lyon remporte son pari. Vincent Wolfsteiner campe un Empereur plus sensible et humain qu’héroïque, doté d’une vraie science du phrasé qui compense un jeu scénique relativement statique. Avec ses graves incandescents, Lindsay Ammann impressionne dans le rôle de La Nourrice qui tire les ficelles dans l’ombre.

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La Femme sans ombre à l'Opéra de Lyon
© Stofleth

Ambur Braid (La Femme de Barak) est idéale dans son personnage très humain, alliant justesse de la voix et présence charismatique. L'époux incarné par Josef Wagner n'est pas moins touchant, le baryton-basse donnant à son timbre chaleureux et à sa voix puissante les inflexions qu’il faut, sans jamais tonitruer inutilement. Quant à Sara Jakubiak, elle est simplement extraordinaire. Son timbre intense et riche surpasse la fosse sans jamais donner l’impression de forcer, et les brusques changements de registre sont toujours réalisés avec une souplesse et une apparente facilité qui force l’admiration : son Impératrice est décidément surnaturelle jusque dans l’interprétation purement vocale.

Les voix se fondent parfaitement dans le parti pris de la mise en scène de Mariusz Treliński. Le directeur artistique de l’Opéra national de Pologne refuse de traiter le livret d’Hofmannsthal comme le conte qu’il est en apparence et propose une lecture psychanalytique de l’ouvrage : sa Femme sans ombre est une Impératrice dépressive, infertile et insatisfaite, qui suit dans l’intimité de sa chambre un cheminement intérieur et trouve dans la Femme de Barak le côté obscur qui lui manquait. L’idée est très juste et le parallèle est plus d’une fois convaincant (notamment à la fin de l’acte II), appuyé comme il faut par la scénographie qui tourne comme une pièce de monnaie dont on se demande sur quelle face elle va finalement tomber.

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La Femme sans ombre à l'Opéra de Lyon
© Stofleth

Il reste que l’aspect quasiment toujours sombre de la scène produit sur la longueur un effet lassant qui gâche un peu la représentation, d’autant que cela s’accorde mal avec la musique de Strauss, d’une luxuriance, d’une richesse de couleurs fantastique. Et Treliński rate parfois sa cible : la scène de la fauconnerie (début de l’acte II) est incompréhensible, le Jeune Homme en principe tentateur est plutôt risible et peu séduisant dans ses déhanchements maladroits, et la scène finale n’atteint pas l’apothéose qu’appelle la partition. C’est d’autant plus dommage que la durée de l’ouvrage fait terminer la représentation à une heure très tardive – près de minuit. Si cette Femme sans ombre mérite la veillée, c’est donc avant tout pour sa musique, dont les motifs résonneront longtemps après avoir quitté les murs noirs de l’Opéra Nouvel.


Le voyage de Tristan a été pris en charge par l'Opéra National de Lyon.

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