Leoš Janáček (1854–1928)
Věc Makropulos (L'affaire Makropoulos)(1926)
Opéra en trois actes
Livret de Leoš Janáček d'après la comédie homonyme de Karel Čapek (1922)
Création le 18 décembre 1926 à Brno, Divadlo na Veveří – Národní divadlo Brno (Théâtre National de Brno)

Direction musicale : Susanna Mälkki
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes :  Matgorzata Szczesniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin
Dramaturgie : Miron Hakenbeck

Emilia Marty Karita Mattila
Albert Gregor Pavel Černoch
Vitek Nicholas Jones
Krista Ilanah Lobel-Torres
Jaroslav Prus Johan Reuter
Janek Cyrille Dubois
Dr Kolenatý Károly Szemerédy
Hauk-Sendorf Peter Bronder

Cheffe des chœurs Ching-Lien Wu
Orchestre et Chœurs de l'Opéra national de Paris

Coproduction avec le Teatro Real Madrid

 

Paris, Opéra Bastille, le jeudi 5 octobre 2023 à 20h

Voilà une production âgée de plus de 16 ans qui en avril 2007 marqua grâce à Gerard Mortier l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de l’œuvre de Leoš Janáček inspirée de la comédie homonyme de Karel Čapek. C’est sa troisième reprise après 2009 et 2013, et le spectacle qui a bénéficié de la présence de Krzysztof Warlikowski garde encore sa fraîcheur première, bénéficiant à la fois d’une toute nouvelle distribution et de la direction musicale experte de Susanna Mälkki (qui avait déjà assuré la reprise de 2013). 

Après Angela Denoke et Ricarda Merbeth, c’est au tour de Karita Mattila d’être la diva Emilia Marty, peut-être la plus « Diva » des trois, entourée d’une distribution plutôt flatteuse.
On connaît l’option de Warlikowski, qui passe cette fois-ci par le cinéma pour marquer l’éternité des stars, de l’évocation de King Kong à celle de deux films culte de Billy Wilder,
Sunset Boulevard et The Seven Year Itch (Sept ans de réflexion), mais sous toutes les apparences de clinquant, Warlikowski en fait le drame intime d’une femme en bout de course et en bout de sentiments.
Il en résulte un travail très rigoureux et assez épuré autour de la solitude de la diva éternelle entourée d’hommes, qui se prend au piège de toutes ses manipulations pour finir par prendre la seule décision vraiment humaine, en finir.
À l’heure du transhumanisme et de toutes les fariboles et news à sensation qui traversent les réseaux sociaux, Karel Čapek en 1922 avait déjà posé le problème de l’immortalité, dans une sorte de conte (im)moral qui pose la seule question qui vaille
, l’éternité, et après ?

Karita Mattila (Emilia Marty)

Rappelons les données du livret appuyé sur la comédie de Karel Čapek, un des auteurs majeurs de l’époque, que Janáček suit assez fidèlement.
Comme souvent, nous allons assister en un temps très bref au dénouement d’une longue affaire et d’une longue crise dont les motivations plongent dans une histoire séculaire : l’affaire par laquelle s’ouvre le rideau n’est que l’écume d’une histoire plus lointaine que nous découvrirons peu à peu.
Cela commence dans les méandres d’une sombre histoire judiciaire dans laquelle le spectateur entre un peu à reculons : un conflit d’héritage vieux de plus d’un siècle entre les familles Prus et Gregor.
En 1827, le baron Prus est mort sans descendance, mais il a plusieurs fois désigné comme héritier un certain Ferdinand Gregor, pensionnaire dans un orphelinat. Mais aucun testament ne l’attestant apparemment, l’héritage reste dans la famille Prus, ce qui n'a cessé d’être contesté depuis par la famille Gregor à travers les différents descendants. Nous en sommes à la troisième génération et le procès oppose le baron Jaroslav Prus et Albert Gregor, bien décidé à débloquer la procédure, contre l’avis du Dr. Kolenatý, son avocat.

C’est ce qu’on appelle la situation initiale.
Au lever de rideau, Albert Gregor attend fébrilement l’issue de l’audience chez son avocat, sur laquelle l’assistant Vitek ne peut donner aucune information, et dont la fille Krista, qui veut devenir chanteuse, vient d’entendre extasiée la chanteuse Emilia Marty, tellement extraordinaire qu’elle pense qu’elle n’arrivera jamais à égaler son modèle.
De retour Kolenatý annonce que le procès a été ajourné, mais il revient justement avec Emilia Marty, étonnamment très intéressée par son issue.

Nicholas Jones (Vitek), Karoly Szemerédy (Kolenatý), Karita Mattila (Emilia Marty)

Comme on le voit, l’exposition de la trame en rajouterait à la confusion, et on se demande les secrets de cette histoire de procès compliquée, d’autant qu’à son arrivée, Emilia Marty semble en savoir plus qu’elle ne le devrait, et notamment que Ferdinand Gregor serait le fils illégitime du Baron Prus et de la cantatrice Ellian Mc Gregor, une célébrité d’alors. Emilia mentionne même l’existence d’un testament, dans lequel Ferdinand Gregor serait désigné comme l’héritier. Elle en connaît et le contenu et la cachette dans la maison de la famille Prus… Elle commence dès le début à semer quelques cailloux…

L’avocat Kolenatý accepte de continuer à s’occuper de l’affaire, tandis qu’Albert Gregor qui voit en Emilia Marty la clef de son procès tombe sous son charme et lui déclare son amour.
Kolenatý revient avec Prus qui a effectivement trouvé le testament (et d’autres documents) là où Emilia Marty l’avait indiqué, mais qui exige la preuve effective que Ferdinand Gregor est bien le fils illégitime de son ancêtre. Emilia Marty promet d’en apporter la preuve.
On constate dans ce premier acte que chacun des personnages masculins représente une classe sociale particulière, Vitek, le petit bourgeois révolutionnaire, Kolenatý le bourgeois arrivé et installé, Prus l’aristocrate, et Gregor le déclassé, qui ne sait où se situer. Subtilement, la comédie propose une vision assez complète de la société urbaine du temps alors que Janáček a plutôt jusque-là dépeint les univers plus ruraux, isolés,  aux présupposés étroits et délétères (Jenůfa ; Katja Kabanova) ou une nature forestière (La Petite Renarde rusée).

On le constate, la complexité de l’exposition de la trame laisse entrevoir comme on dit « un loup quelque part », et on ne réussit pas à comprendre l’intérêt d’Emilia Marty pour une affaire à laquelle elle semble étrangère, mais il est clair qu’elle en est sans qu’on comprenne pourquoi le centre de gravité.

On est d’autant plus frappé de cette complexité que l’œuvre est brève malgré ses trois actes, et qu’on en déduit que tout va s’accélérer vers un dénouement pour l’instant brumeux. Janáček ménage ses effets en construisant un écheveau touffu, en laissant entendre que seule Emilia Marty pourra en trancher le nœud gordien, et que dramaturgiquement, on va se laisser de plus en plus nettement glisser vers une inévitable chute comme ces toboggans à la pente d’abord douce qui devient de plus en plus raide : le deuxième acte sera donc déterminant. D'autant que le titre lui-même reste un mystère presque jusqu'à la fin, même si le nom Makropoulos apparaît au deuxième acte…

Le deuxième acte fait définitivement d’Emilia Marty le centre de l’affaire et de la trame.
Au début, dans les coulisses d’un théâtre, sortant de scène, elle est au centre de l’admiration mais aussi des interrogations sur sa vie privée, Krista pense qu’elle a tout sacrifié à l’art, condition de la réussite de la Diva. Elle rompt donc avec Janek, son ami, le fils de Jaroslav Prus au nom de sa carrière.
Emilia Marty lasse et blasée de ces démonstrations renvoie chacun dos à dos, Krista, Janek, mais aussi Gregor quand survient le comte Hauk-Šendorf, un vieillard qu’on pense atteint de sénilité.

 

Le vieillard prend Emilia pour Eugenia Montez, une bohémienne dont il fut amoureux cinquante ans plus tôt et la diva non seulement l’accueille avec plaisir mais ne le dément pas. Autre petit caillou…

Visiblement Emilia Marty poursuit un autre but, elle reste seule avec Prus, qui lui apprend que le registre des naissances porte pour mère de Ferdinand Gregor une certaine Elina Makropoulos, et non Ellian Mc Gregor et donc que le testament ne constitue pas une preuve de filiation tandis qu’Emilia lui pose des questions sur les autres documents dont plusieurs sont signés E.M. Elle veut les récupérer, et elle séduit Janek le fils de Prus pour qu’il lui les récupère, mais Prus les épie, ridiculise son fils qu’il renvoie et n’accepte de lui donner les documents qu’à la condition qu’elle se donne à lui. Ce qu’elle accepte.

 

Le troisième acte est une sorte de précipité. D’abord, même si Prus lui donne les documents, il constate que la nuit d’amour consentie a été sans passion, d’une froideur mortuaire. Là-dessus on apprend que Janek, pris de passion pour Emilia et ridiculisé par son père, s’est tiré une balle dans la tête, laissant indifférente une Emilia Marty autrement préoccupée.
Hauk-Šendorf le vieillard lui propose de repartir comme autrefois mais tous les autres personnages présents l’empêchent de partir en l’accusant de faux, ce qu’elle dément en soutenant que le document est bien signé de la mère de Ferdinand.

On fouille ses bagages et on découvre que tous les documents ont la même écriture, qu’ils soient d’Ellian Mc Gregor ou Elina Makropoulos, ou aussi d’Emilia Marty, tous ces noms dont les initiales sont E.M.

Acculée, volontairement ou non, elle révèle sa véritable identité, Elina Makropoulos, fille de Hieronymus Makropoulos médecin personnel de l’Empereur Rodolphe II à la cour de Prague. Ce dernier sentant sa mort prochaine avait demandé à son médecin alchimiste de lui confectionner un élixir de jouvence qu’il a contraint d’essayer sur sa fille, Elina restée de ce fait inconsciente pendant des semaines, l’empereur a jeté en prison le père, qui est mort, et Elina s’est réveillée, ayant bu un élixir qui lui garantissait la vie pendant 300 ans :  elle prit la fuite en emportant la recette de l’élixir et en changeant d’identité et de résidence.  Tombée amoureuse du baron Prus, le seul homme qu’elle a vraiment aimé, elle en eut un fils Ferdinand, et elle confia au baron la formule de l’élixir pour qu’ils puissent vivre leur amour pour l’éternité, mais il n’en usa point et la dissimula dans ses papiers et son testament.
Sentant les effets de l’élixir s’atténuer, elle se met à la recherche de la formule, mais au point où elle en est, elle ne craint plus la mort et donne la formule à Krista, qui la déchire.
Elle s’écroule, après 337 ans de vie.
J’ai voulu reprendre de manière assez détaillée cette histoire qui tient à la fois du conte moral, de la comédie dramatique et qui est en même temps une grande histoire de solitude.

Derrière la trame telle que l’opéra la déroule, il y a un sous-texte qui est la valse-hésitation du personnage principal, désireux de se ressaisir de la formule d’immortalité pour continuer à vivre, mais que les événements qu’elle est en train de traverser persuadent qu’il ne vaut plus la peine de vivre. L’histoire ainsi racontée par Čapek et Janáček n’est que le constat que l’immortalité est une vanité. Ce « sous-texte » se développe en faisant émerger peu à peu le personnage d’Emilia Marty, son intérêt apparemment inexplicable pour cette histoire, puis son implication directe et enfin son dénouement. Les premières scènes ressemblent à une comédie dramatique à la Henry Becque ou Henri Bernstein dans leur confusion et leur aspect à la fois cryptique et inutile. On se demande en effet l’intérêt réel de ce procès qui dure un siècle auquel la star Emilia Marty ne semble pas liée a priori. Toute l’habileté de Čapek et Janáček est d’introduire la figure centrale qui telle le petit Poucet, va par sa manière de se mêler des choses, et ses révélations toujours partielles semer des petits cailloux, pour conduire l’histoire dans un processus de « recentration » autour d’elle et d’elle seule, où elle va amener les autres à la forcer à se révéler.

En fait, elle conduit les autres, tous les autres, à son histoire finale, à ce grand monologue de théâtre hors de toute réalité, mais terriblement logique : pour cela elle consomme les hommes, elle les utilise, Albert Gregor, Jaroslav Prus, Hauk-Šendorf, et bien sûr Janek qu’elle pousse au suicide en autant d’épisodes qu’elle traverse sans émotion. Elle sème à tous vents des indices de sa situation tout en en exposant les résultats : après 337 ans de vie, elle a tout vu, tout ressenti et ne vit plus, c’est à dire n’éprouve plus aucune des émotions vraies de la vie, elle est certes vivante, mais morte à la vie, comme plusieurs personnages le constatent. L’Affaire Makropoulos, c’est le constat d’une intimité qui se découvre désormais sans vie ni intérêt, et qui en tire la seule conséquence possible, la fin.
L’œuvre de Janåček et la pièce de Čapek travaillent à la mise en évidence de cette vérité, par un jeu permanent qui dévoile le personnage à lui-même au travers du regard des autres. Tout se construit et se noue par le regard des autres, un regard qui fut sans doute une raison de vivre et qui aujourd’hui se réduit à signaler qu’il ne vaut plus la peine de vivre.

Quel rapport peut avoir une Emilia Marty qui a déjà vécu 337 ans à des autres personnages qui vivent leur vie « normale » et bornée ? Même celui dont elle fut vraiment amoureuse, le baron Prus, n’usa pas de la recette de l’élixir de vie qu’elle voulait lui faire partager ? Comme Krista à la fin, les autres veulent rester dans une « normalité » qui garantit les seules émotions vraies de la vie.
La Diva Emilia Marty est nue.

C’est à ce constat que s’intéresse Warlikowski, dans un travail qui va se focaliser sur ce qui fait la singularité d’Emilia, sa nature de Diva dans son rapport aux autres, au temps, à la postérité. En travaillant sur la star, le mythe, qu’elle soit Marilyn Monroe ou Gloria Swanson, Warlikowski évacue l’aspect « conte fantastique » à la Hoffmann, mais aussi comédie dramatique. Je me souviens de reprise de la mise en scène d’Elijah Moshinsky (qui remontait à 1997) au MET vue en avril 2012 (avec Karita Mattila d’ailleurs) qui traitait d’une manière plus « réaliste » de la même question, sans toujours traduire clairement la double nature de la Diva, à la fois regard et chose regardée.
(lire l’article du Blog du Wanderer en cliquant sur ce lien).

Warlikowski encore mal connu à Paris en 2007 (c’était sa deuxième mise en scène après Iphigénie en Tauride en 2006 et avant Parsifal en 2008) signait un travail dont les photos qui insistent sur ce King Kong géant font prendre pour une production spectaculaire, et qui est en réalité très épurée qui ne va pas cesser de travailler sur regard et chose regardée, les regards sont les regards de spectateurs croisés, ceux de la salle et ceux de la salle de cinéma figurée par le décor, qui sont les regards des personnages, et le chose regardée, qui est la Diva, presque chosifiée dans sa posture de Diva, lointaine icône de papier glacé ou de pellicule.

 

La présence du cinéma

La trame va se passer au centre de ce faisceau de regards, spectacle dans le spectacle, auquel s’ajoute les projections cinématographiques, très présentes, imposantes même.
Il va jouer avec deux films de Billy Wilder entre l’image de Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion (la fameuse prise avec la jupe qui vole au-dessus de la bouche de métro) et celles de son suicide, et Sunset Boulevard, histoire d’une Diva du muet oubliée (Gloria Swanson) qui cherche à revenir à l’écran et qui finit par tuer son scénariste, dont l’arrestation et la descente d’escalier finale est le retour à la gloire et aux flashes.
Vie et mort de la Diva.

Descente d'escalier de Gloria Swanson (Norma) dans Sunset Boulevard, au premier plan Johan Reuter (Jarolslav Prus)

S’appuyant sur le sens de la concision de Janáček qui en 1h45 et trois actes brefs transforme une intrigue complexe en un dénouement presque brutal, Warlikowski réussit à unifier cette trame touffue comme on l’a vu, faite de conversations, de dialogues, de découvertes progressives, d’une multiplicité de personnages différents intervenant tout à tour par plusieurs moyens. D’abord, des trois lieux de l’opéra (trois actes, trois lieux : un cabinet d’avocats, des coulisses de théâtre, une chambre d’hôtel) qui sont en eux-mêmes des lieux de la fugacité : on ne reste pas longtemps dans un cabinet d’avocats, les coulisses sont un lieu de passage eux aussi et la chambre d’hôtel n’est pas un lieu de longs séjours (sauf rarissimes exceptions) : chaque espace suggère la brièveté et le passage, et Krzysztof Warlikowski avec Małgorzata Szczęśniak conçoivent un espace unique, une salle de cinéma années 1950, dans laquelle vont fugacement passer ou glisser des décors : par ce biais, c’est une dialectique entre LA durée et LES moments qui sont en même temps soulignés, sans jamais se heurter, en laissant la trame se développer, dans sa dimension contradictoire d’œuvre brève mais complexe, brève mais qui sans cesse se réfère à un passé lointain, en un jeu très fluide entre « ici et maintenant » et « toujours et à jamais » . Par l’espace-cadre seul (et notamment le King Kong gigantesque qui le couronne), Warlikowski impose l’idée de l’immortalité des mythes et par les espaces qui glissent latéralement, c’est la brièveté des instants qui est soulignée.

Apparition d'Emilia Marty (Karita Mattila) en Marilyn, Károly Szemerédy (Kolenatý) et Nicholas Jones (Vitek)

D’abord, il joue sur les projections (films et vidéos de Denis Guéguin) qui montrent à la fois des images de Marilyn Monroe en star-objet, qui se mêlent à des images de sa mort et Emilia Marty se présente en Marilyn Monroe la jupe au vent de « Sept ans de réflexion », elle est immédiatement identifiée comme la Star, et à cause des images vues sur l’écran, la star qui mourra. Il y a à la fois dans cette apparition la légèreté de l’image théâtrale, elle descend la salle de cinéma comme une sorte d’escalier de revue hollywoodienne, mais en même temps les images imprimées par la vidéo initiale. On ne peut séparer la star de sa fin. Et cette image de Marilyn va poursuivre Emilia, et par contagion celle de Krista qui veut se stariser en enfilant ses habits.
La Diva immortelle vit encore dans l’histoire le mythe et les écrans, à la fois par sa vie mais aussi par sa mort. La fin est aussi ce qui donne un sens au mythe. Marilyn serait-elle Marilyn sans sa fin tragique ?

Au-delà de Marilyn, c’est le film Sunset Boulevard qui constitue un des fils essentiels de l’histoire que veut raconter Warlikowski, dont des extraits courent au long du spectacle. D’abord par son titre qui renvoie à une des artères importantes de Beverly Hills (le mythe), mais qui signifie Boulevard du Crépuscule et donc sonne aussi une fin des choses, fin du jour, fin de la lumière. Un titre qui couvre un lieu des mythes qui est lieu d’une fin, de la fin d’une Diva, une Diva du muet déclassée par l’arrivée du son (Gloria Swanson) et qui croit pouvoir revenir à la gloire grâce à un jeune scénariste au jeu trouble, qu’elle finit par tuer quand elle s’aperçoit qu’il la trahit. L’arrestation de la Diva et sa descente de l’escalier sous les flashes de journalistes est son dernier triomphe en quelque sorte. Là encore, la Diva existe de nouveau par sa fin (ici une arrestation, qui est une sorte de mort au monde, mais sous les sunlights).
Warlikowski déplace le mythe de la Diva d’opéra à celle du cinéma. La Diva d’opéra est par définition fugace, elle n’apparaît que sur scène, et l’effet produit même si l’on possède des traces filmées, ne peut rivaliser avec sa présence en chair et en os, La diva de cinéma au contraire est inscrite à tout jamais par ses films dans la mémoire du spectateur, elle est plus pellicule que chair et os, c’est l’inverse de la Diva d’opéra, adorée de son vivant, mais bientôt à mesure que l’âge avance, remplacée par une nouvelle Diva (même si la Callas est encore aujourd’hui la seule Diva moderne de l’opéra qui soit encore vivace, dans un milieu réduit cependant alors qu’une Marilyn reste une gloire universelle), en ce sens Karita Mattila est une véritable incarnation de la situation
Le monde du cinéma fabrique les mythes par sa diffusion planétaire, par les images : ainsi de la jupe de Marilyn, image de joie, d’érotisme, de jeunesse éternelle.

Toute la salle pour Marty a les yeux de King Kong

Alors, Warlikowski utilise aussi un autre grand mythe cinématographique, King Kong, le gorille géant anthropomorphe et amoureux, presque vu dans ce décor comme le Moloch tel qu’on se l’imagine dans la Salammbô de Flaubert, une sorte de divinité d’où Emilia surgit à un moment, comme surgie du fond des mythes, mais aussi comme la Diva dont tous tombent forcément amoureux (on connaît l’histoire de King Kong) ; King Kong a une fonction ici à la fois illustrative du mythe cinématographique, et de statue à l’antique, qui vit et qui est investie d’une puissance divine, et de personnage de cinéma aux frontières du réel, une image fantastique à laquelle néanmoins on fait référence ou qu’on reproduit (voir les remakes récents du film initial des années 1930) : il y a quelque chose qui fait de ce décor un temple au mythe monstrueux qui semble prêt à tout dévorer. Il n’est qu’image dans cette mise en scène, mais il est ressenti comme bien plus : une icône, avec la fonction religieuse de l’icône portant en elle-même non une représentation, mais étant elle-même ce qu’elle représente. Ce King Kong est « vivant » (ses yeux rouges), il est ce qu’il représente.

Donc Warlikowski travaille sur la vivacité du mythe, sur sa traduction parmi nous, et sur l’absolue indifférence du temporel dans cette question, une sorte d’être-là permanent, telle est Marilyn, tel est King Kong, telle est la star du cinéma comme le comprend bien Norma (Gloria Swanson) dans Sunset Boulevard : elle sait parfaitement que sa dernière apparition sous le feu des photographes, en meurtrière de grand style, sera l’image qui transcendera sa vie et la projettera dans le mythe. C’est l’image pour l’extérieur qui fait la mythologie, et pas l’intimité de l’individu.

Elinah Lobel-Torres (Krista) Karita Mattila (Emilia Marty)

Ainsi, comme Norma soigne sa fin, Warlikowski soigne la fin d’Emilia/Elina, dans une image sublime où elle s’enfonce dans une piscine, une sorte de noyade métaphorique, avec ce relais raté donné à Krista qui va vivre sa vie ordinaire.
On sait aussi que la piscine est un espace qu’on retrouve dans diverses mises en scène de Warlikowski (par exemple dans sa Salomé – curieusement, la descente de l’escalier par Gloria Swanson est conçue comme mimétique de l’apparition de Salomé), mais la piscine est aussi un élément constitutif de la mythologie hollywoodienne, avec ses villas sublimes de Sunset Boulevard par exemple, et rendue presque mythique par celle de Randolph Hearst dans son château construit entre Los Angeles et San Francisco.
La piscine fait partie du mythe hollywoodien, mourir dans la piscine, c’est passer de plain-pied de la vie au mythe. D’ailleurs, quand Norma dans Sunset Boulevard envoie Joe ad patres il tombe dans la piscine de la villa.
Tout cela construit la face lumineuse de la star, voulue ainsi y compris par Janáček qui fait reprendre par un chœur les dernières paroles d’Emilia, dans une sorte de fin élévatrice glorieuse, la mort de la Diva.

 

Mais s’il y a la face lumineuse, il y a aussi la face cachée : ce serait évidemment trop simple de réduire les choses aux sunlights. Car Warlikowski va travailler peut-être de manière plus incisive non sur le « divisme », mais sur la face cachée de la lune, sur l’intime, sur les rapports avec l’autre où l’héroïne se montre aux regards, dans son être de Diva (jupe au vent) et dans son intimité la plus brute, sur le trône d’aisance et dans sa baignoire, ou se déshabillant dans son dressing c’est-à-dire dans les situations de coulisses, hors des sunlights.

Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et les yeux de la Diva sur les écrans.

S’il fallait interroger le goût de Warlikowski et de sa scénographe, l’extraordinaire Małgorzata Szczęśniak, pour le mobilier de salle de bain, on doit ici être servi, entre baignoires, cuvettes de WC et urinoirs, ces lieux où « l’on ne peut être remplacé » et où l’on est face à soi-même, dans une intimité irréductible. La Diva de papier glacé n’est elle-même, corps matériel et non fantasmé, que dans ces lieux-là : dès qu’elle en sort, elle est au monde pour les autres, pour les paparazzi qui guettent le moindre mouvement derrière les rideaux, pour les visiteurs, pour l’autre dans toutes ses manifestations, y compris pour l’amoureux ou l’amant. La scène avec Albert Gregor se déroule dans des WC hommes dans une manière de parler d’intimité, de la poser hors de tout glamour (malgré le complet couleur parme ou rose pâle du jeune Gregor), d’indiquer indirectement une relation « familiale » (ignorée par Albert, mais pas par Emilia) que la Diva instaure entre eux, dans une sorte d’intimité familiale où l’on se montre tel qu’on est, même situation avec la scène de la baignoire, autre lieu de l’intime (avec Jaroslav Prus).

Karita Mattila (Emilia Marty), Johan Reuter (Jaroslav Prus)

Pourtant ces WC sont évidemment aussi par leur blancheur, leur rutilance, des WC en exposition, des WC œuvre d’art à la Duchamp qui s’offrent aux regards en tant que tels et non pour leur fonction. De plus, au-dessus de chaque urinoir, un écran (comme désormais dans certains WC qui pendant que s’exerce l’office intime nous offrent de la pub, pour ne pas laisser notre coin de cerveau en repos même à ce moment-là). Et ces écrans offrent le visage de la diva ou plutôt ses yeux, rappelant vaguement la Garbo. On pensait y échapper, il est là, encore une fois en exposition, sous les regards (de Gregor en l’occurrence) et presque voyeur de notre intime. Et donc même ce lieu si blanc et si propre est infiltré, presque infesté.

 

L’intime, c’est aussi la manière dont Emilia est montrée, se changeant, laissant voir ses dessous, dans une sorte de négligence où elle se moque du regard d’autrui, de ce regard permanent que les autres jettent sur elle, quelle que soit sa posture, sa position.
À l’exception de Albert Gregor, et de Hauk-Šendorf, Les autres personnages sont pour cette femme indifférents et d’une certaine manière ils apparaissent presque interchangeables notamment à la fin quand tous se jettent sur elle pour lui extorquer une explication.
D’un côté elle cherche à la fois à le faire vaincre Albert Gregor pour les raisons vues plus haut, tout en cherchant l’élixir de vie puisque tout se trouve dans la même enveloppe. De l’autre, Hauk-Šendorf (le dément pas si dément) représente pour elle une sorte de vert paradis pas si lointain, une trace, une émergence du passé dans une vie où tous les autres amoureux ou amants sont morts, elle était Eugenia Montez la bohémienne. Ce nom d’ailleurs fait penser à Lola Montès, la maîtresse du roi Louis 1er de Bavière, qui se ruina pour elle… encore des mythes de femmes fatales émergés du passé.

L'intime (le lavabo) et les regards : Karita Mattila (Emilia Marty) Johan Reuter (Jaroslav Prus)

C’est aussi un parcours intérieur que trace Warlikowski, où la femme au départ s’intéresse au testament pour remettre la main sur la formule de l’élixir, mais pour qui chaque moment devant tous les personnages est un constat à chaque fois plus clair qu’elle est lasse : plus rien ne la touche, un peu Gregor par nécessité, un peu Hauk-Šendorf (sculpté de manière à la fois simple et bouleversante par la mise en scène, comme une image vieillie du bonheur, une survivance fugace), mais ni Janek ni surtout Prus, à qui elle offre son corps glacé en paiement du testament : elle est déjà morte, émotionnellement et érotiquement.

Par son insistance à chercher ces vieux papiers, elle a éveillé la curiosité de tous les autres, elle a peu à peu laissé entrevoir des preuves de son existence incompréhensible aux autres, jusqu’à se faire assaillir de questions sans doute volontairement, quand elle a compris intérieurement que sa vie de 337 ans l’avait éteinte à la vraie vie, avait ôté l’envie de vie.
Tout cela se passe au bord de la piscine, lieu à la fois symbolique comme on l'a vu, mais pas encore mythifié : Krista s'y baigne, comme dans toute piscine… peut-être en s'y rêvant d'ailleurs future Diva…

Alors, Emilia cherche à transmettre la formule, à une Krista qui s'est vêtue en Diva "double" d'Emilia, qui cherche d’abord à le prendre, mais qui renonce, parce que l’immortalité est le contraire de la vie, parce que seule la mort donne un sens à la vie.

Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor), Ilanah Lobel-Torres (Krista)

D’où cette mise en scène où la Diva, revêtue de la robe de Marilyn s’enfonce dans la piscine, ayant troqué la coiffure de blonde platinée, celle de l’éternité de Marilyn, contre une perruque de cheveux blancs, celle du temps qui est finitude, tout comme Krista son double qui refuse de suivre la voie de l’éternité Et ainsi seule dans sa piscine elle va mourir Diva dans le lieu des Divas, dans la piscine devenue lieu mythique où elle va enfin conquérir sa flaque d’éternité.

Warlikowski réussit à jouer à la fois sur les yeux et derrière les yeux, en analysant nos regards sur le « divisme », qui est pour la diva abdication d’humanité, jusqu’au moment où elle reconquiert sa liberté. Ce n’est pas « La liberté ou la Mort » comme dans le roman de Kazantzakis, mais ici, la Liberté donc la mort.

 

 

Les aspects musicaux


Si l’intervention du chœur dans cette œuvre est réduite à la portion congrue (dans la scène finale), mais néanmoins importante pour marquer enfin l’accession « l’élévation » d’Emilia à son statut d’humaine (c’est un paradoxe, mais c’est ainsi : Emilia/Elina redevient humaine par la mort qu’elle décide, elle est enfin nous, et parmi nous) la distribution vocale doit être composée de voix assez importantes, qui néanmoins vont intervenir de manière perlée, sans qu’un rôle ne domine l’autre. C’est d’abord une galerie de personnages, dans une comédie, c’est-à-dire dans des scènes dialoguées, où la conversation en musique est à la fois déterminante (c’est la période, l’années 1920, où l’opéra prend d’autres chemins que ceux qu’on a connus), mais comme chez Puccini, que Janáček aimait, il y a un travail sur la conversation continue mais avec des voix qui restent puissantes. C’est toute la difficulté de Janáček, avec à la fois une choralité vocale (voir par exemple De la maison des Morts) et  une individualisation marquée des profils vocaux : deux exemples dans L’Affaire Makropoulos, Gregor, voix de ténor large lirico spinto à la limite dramatique (un Hermann de Dame de Pique), et Janek, voix plus lyrique sans être forcément plus légère. C’est un jeu de timbres très subtil qui se construit et d’ailleurs entre Vitek, Gregor, Janek et Hauk-Šendorf, on trouve exposée toute une déclinaison de la voix de ténor à entendre jusqu’à une voix d’opérette ou presque (Hauk-Šendorf), alors que les voix de baryton (Prus) et de baryton-basse (Dr. Kolenatý) sont limitées aux personnages qui peu ou prou s’opposent à la Diva dans une sorte d’homogénéité de ton puisqu’indifféremment distribuées à des basses ou des barytons-basse (pour le Dr. Kolenatý) dans des registres qui restent très voisins. Même remarque entre Krista e Emilia, les deux seules voix de femme importantes et qui doivent donc se différencier, mais où l’on doit entendre en Krista à la fois la jeunesse, et aussi une future Diva, une voix lyrique fraîche peut-être mais affirmée sûrement, qui se différencie d’Emilia, voix dominante de soprano lirico spinto par le volume plus que par la nature vocale. Krista n’est pas la plus aisée à distribuer d’ailleurs. C’est donc un subtil dosage de timbres et de couleurs (Janáček est un maître de la couleur), qui en disent long sur les raffinements des équilibres vocaux.

Et on doit reconnaître que dans cette reprise, tous les ingrédients ont été réunis pour que fonctionne l’alchimie des voix (c’est bien le mot qui convient au pays d’Elina et Hieronymus Makropoulos).

Vitek, c’est Nicholas Jones, membre de la troupe de l’Opéra de Paris, ténor australien qui s’est pas mal frotté à l’opéra contemporain à la voix claire, assez vive dans l’engagement et ductile dans l’expression, ce qui est nécessaire dans un rôle de conversation qui doit s’imposer dans la scène initiale. Il y réussit. À suivre.

Plus connu est Károly Szemerédy qui chante ici le Dr. Kolenatý. Nous avons découvert le baryton hongrois dans le rôle de Barbe Bleue dans le Château de Barbe-Bleue à l’opéra de Lyon, en louant son timbre suave, sa voix très posée et très expressive qu’on retrouve ici, en avocat à l’expression affirmée (comme le précédent, l’essentiel du rôle se limite au premier acte et quelques répliques au dernier), au timbre chaud, avec un soin donné à la couleur qui est un trait de ce chanteur de très grande qualité.

Cyrille Dubois (Janek) Karita Mattila (Emilia Marty)

Cyrille Dubois nous a habitués à d’autre rôles que celui de Janek et on est d’autant plus agréablement surpris de l’entendre dans un répertoire qu’il n’explore pas fréquemment et qui est pour lui un rôle de composition, que ce jeune a homme raillé par Emilia « Le petit garçon a peur de son papa » lui lance-t-elle cinglante quand elle l’envoie voler le testament à la fin de l’acte II. Il incarne ce jeune homme encore timide et mal dégrossi, encore soumis et trop tôt fiancé à Krista, avec un ton juste, et la voix toujours très bien projetée, qui soigne la diction. Rôle épisodique dans l’œuvre, mais dont il s’est emparé avec beaucoup de naturel

Peter Bronder, spécialiste des rôles de composition est ici un Hauk-Šendorf au total très émouvant, et ses interventions frappent à la fois par la simplicité (Warlikowski n’en fait pas une caricature comme on peut quelquefois le voir) et la justesse de ton, qui en font un personnage comme surgi des brumes du passé, et en même temps présent, symbole de cette flaque d’éternité qui entoure Emilia Marty (Eugenia Montez pour lui), il est un personnage clé, le seul qui a eu contact direct avec une autre vie d’Emilia, une rencontre dont il arrive à rendre à la fois la tendresse et le mystère, magnifique incarnation.
On se demande bien pourquoi on ne voit pas plus souvent Pavel Černoch sur les scènes, tant on manque de bons ténors, à la voix sûre, bien projetée, à la diction impeccable (c’est d’autant plus facile qu’il chante dans sa langue et dans son répertoire atavique). Son volume puissant garde encore visiblement des réserves et il sait doser chacun de ses effets. Il incarne ce personnage d’abord un peu lointain puis rapidement habité par la Diva, avec une belle intensité et une grande vérité de jeu. À chaque fois que je l’entends je suis frappé par sa sincérité en scène, sa présence et la qualité de la prestation, à un moment où ce type de voix se raréfie et où les agents ou les directeurs de casting veulent souvent nous faire prendre des vessies pour des lanternes…

Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor)

Johan Reuter était déjà Jaroslav Prus dans la production du MET de 2012 que j’évoquais plus haut. Autant il est souvent indifférent dans d’autres rôles qui exigent une construction plus approfondie et complexe, autant dans ce rôle au total assez dessiné et sans vraie complexité, il se montre à la hauteur, avec une voix de baryton puissante, dans ce rôle de mâle affirmé, qui ne réussit pas à emporter Emilia dans la jouissance charnelle, qui se moque de son fils et qui au fond reste totalement superficiel et sans âme.

 

Ilanah Lobel-Torres membre de la troupe de l’Opéra, est peut-être la plus belle surprise de la distribution en Krista. C’est une voix très éduquée techniquement, d’un très grand intérêt, bien projetée, au volume affirmé, qui marque son chant par un vrai souci de la couleur vocale, avec un timbre frais, juvénile, et une musicalité qu’on sent présente à tous les instants avec son corollaire, la sensibilité. À suivre…

Enfin Karita Mattila retrouve Emilia Marty. Nous écrivions d’elle en 2012 au MET « Karita Mattila a tout pour ce rôle, le physique, magnifique (lorsque le rideau se lève sur le salon du troisième acte, où elle gît sur un sofa, après une nuit d’amour, elle en est même troublante), la voix est somptueuse de bout en bout : son entrée en scène est magistrale, ses aigus sont larges, triomphants, puissants, ses graves prodigieux, avec un immense volume : une incarnation, presque définitive, qui me restera dans la mémoire ».

Nous avons suffisamment suivi sa carrière (nous la vîmes pour la première fois en Emma dans Fierrabras de Schubert en 1990 à Vienne dans la production Berghaus/Abbado) pour connaître les qualités éminentes de ses incarnations et sa présence scénique irradiante. Il est vrai que ce rôle lui sied idéalement : La Diva sied à Karita.
Il lui sied d’autant plus dans cette production qui affirme à la fois l’éternité des Divas, et leur finitude.

Karita Mattila (Emilia Marty) Károly Szemerédy (Kolenatý), Johan Reuter (Jaroslav Prus) 

Il est clair que la voix a des failles aujourd’hui, notamment dans le registre central et dans le grave souvent détimbré, mais les aigus restent somptueux, impressionnants, avec une présence scénique qui n’a rien perdu de son éclat, en « renarde rusée » (nous sommes chez Janáček) et mûre elle sait doser ses forces et s’économiser pour la dernière scène du troisième acte, où la voix doit exploser et en même temps s’incarner le plus magistralement. Rusée, elle a compris que c’est la scène à ne pas rater et celle où Warlikowski a le plus travaillé l’image, frappante, de cette noyade dans la piscine presque probatique, baptême pour l’éternité. Elle n’hésite pas à laisser entrevoir son corps, à s’offrir sans cesse et dans toutes les postures aux regards. Elle le fait dans une sorte de conscience et d’affirmation orgueilleuse de soi que d’autres interprètes du rôle n’ont pas forcément (elles ont d’autres qualités) : Mattila est Emilia Marty, mais elle ose être surtout elle-même, hic et nunc, aujourd’hui. Bref, elle est bluffante, avec cette pointe d’émotion qui convient parfaitement à cette Diva warlikowskienne, diva de la fin, diva qui en quelque sorte veut nous susurrer un adieu à son rôle. En ce sens, elle est elle aussi cette flaque d’éternité qui ne peut plus maîtriser un présent qui s’enfuit, mais qui veut soigner sa sortie.

Susanna Mälkki était déjà au pupitre lors de la dernière reprise en 2013, on la retrouve avec plaisir, forte d’autres expériences et incursions dans des répertoires qu’elle n’avait pas alors abordés. Pour le public d’opéra, Susanna Mälkki est souvent associée au répertoire contemporain (aux créations – on se rappelle de sa magistrale direction d’Innocence, de Kaija Saariaho à Aix en Provence) mais elle a depuis fait d’autres incursions dans un répertoire qui lui était moins habituel, puisqu’elle a dirigé le Trittico de Puccini à Barcelone avec un immense succès.
Il y a des liens entre la musique de Janáček et celle de Puccini – des liens chronologiques : l’Affaire Makropoulos est créé la même année que Turandot, mais aussi des liens générationnels (Puccini est de quatre ans son cadet) et des liens par leur goût de la concision, des actes et des opéras courts (voir il Trittico) mais aussi dans la richesse d’orchestration, le sens de la couleur, la nature de sa vocalité. Enfin, dans l’Affaire Makropoulos, son héroïne Emilia Marty a quelque chose de sa collègue Tosca, allant plus loin cependant, en se donnant à Prus pour obtenir de précieux papiers, dans une situation à l’urgence et à l’exigence similaires
Certes Janáček est un compositeur singulier, au sens où il n’a jamais affirmé des influences extérieures marquées, même si par exemple, il a clairement exprimé son admiration pour Mascagni au moment de la composition de Jenůfa, et s’est intéressé à l’évolution de la musique de son temps, à Debussy par exemple.
Nous l’avons souligné, il s’agit dans L’Affaire Makropoulos un travail essentiellement construit autour de conversations, de dialogues, qui demande dans la composition et son rendu une grande précision pour en rendre l’effet de naturel et c’est dans ce travail particulièrement aiguisé que la direction de Susanna Mälkki nous a frappés, par sa transparence, son souci du détail, son soin de coller au plateau pour éviter les déséquilibres et pour assurer aux voix (et notamment de Karita Mattila), un confort qui leur permette de s’épanouir au mieux dans l’acoustique toujours ingrate de Bastille.
Si la précision analytique est une qualité depuis longtemps avérée chez Susanna Mälkki, elle dirige l’œuvre avec une rondeur nouvelle, en exaltant les couleurs et les aspects les plus sensibles : c’est ce point qui nous fait dire que le passage par Puccini a peut-être nourri une maturation nouvelle dans la lecture de l’œuvre et dans son soin à éviter les sons trop acérés, qui génère un peu de frustration notamment au départ dans le prélude on l’on s’attend dans la « fanfare » initiale à une sorte d’irruption vitale qui viendrait de loin et quasi métaphorique de la vie d’Emilia, une fanfare dont les échos sont repris à la fin à l’évocation de Rodolphe II par l’héroïne, ou au moment d’autres fanfares quand Vitek évoque la révolution française à travers un discours de Danton qu’il rappelle : tout cela aurait pu être peut-être plus marqué, mais c’est vétille (ou peut-être un effet de l’acoustique de Bastille ?) quand on prend en considération le tressage attentif des notes et des paroles dans une œuvre qui essaie de rendre le réalisme de la conversation.
Mälkki sait en effet exalter dans cette partition ce qui reste mystérieux, ce « je ne sais quoi et presque rien » qui a une emprise émotionnelle particulière, plus vive que dans bien des opéras du XXe bâtis sur des principes similaires. Mälkki rend sans jamais appuyer la densité de l’œuvre et ses différents chemins mélodiques, elle sait faire émerger des phrases qui définissent un caractère, par exemple le lamento amoureux de Hauk-Šendorf si subtilement accompagné en fosse, exemple du travail si fin de Janáček sur la vocalité dans cette œuvre, l’un des plus accomplis dans toute sa production, dont Mälkki réussit à rendre le côté presque décharné de la musique avec des raffinements inouïs à force de nuances et d’intuitions d’une rare sensibilité.
Elle réussit à rendre toute la complexité de cette musique, et son originalité en unifiant ce qui pourrait sembler segmenté, ces contrastes, cette recherche de phrases brèves, répétées mais à la tonalité transposée : tous ces infinis détails sont rendus lumineux par cette direction

Au total une superbe reprise, qui fait honneur à l’Opéra de Paris.

Spectacle à revoir en streaming sur la plateforme Play de l'Opéra de Paris : https://play.operadeparis.fr/p/laffaire-makropoulos

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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1 COMMENTAIRE

  1. 13 octobre 2023. Vec Makropoulos : quelle musique formidable ! Chant, orchestres sont superbes. Je n’avais pas révisé ni n’avais encore la critique de Wanderer, donc j’arrivais innocent comme l’agneau qui vient de naitre. Alors, la mise en scène de Warlikowski est à peu près illisible, à part : « la diva est immortelle » et Karita Matila, sans reproche pour le chant, n’a pas le charisme Emilia Marty : il faut une chanteuse qui chante bien, certes, mais aussi une actrice et finalement il faut qu’elle corresponde à notre fantasme…donc j’ai pris mon billet (place 47 premier balcon 😉 !) pour juin à Lyon pour Vec Makropoulos avec Ausrine Stundite qui me parait (en EM jeune) autrement intéressante a priori)…et je vais revoir le DVD d’Anja Silja à Glyndebourne mais que j’ai vue à Aix (Stéphane Braunschweg) en 2000 et trois fois à Lyon (Nicolas Lehnhoff) en 2005 …pour rêver. J’ai acheté à Paris quelques DVD et en particulier Makropoulos avec Angela Denoke qui est déjà plus crédible que Karita Matila.

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