À Lille, Don Giovanni aux abattoirs

- Publié le 13 octobre 2023 à 09:48
La production de Guy Cassiers sacrifie le théâtre à l’image, alors qu’Emmanuelle Haïm dirige sans beaucoup de nuances une distribution accusant ses limites.
Don Giovanni à l’Opéra de Lille

Le spectacle s’ouvre sur une phrase de Freud opposant à la civilisation la libido et les tendances agressives, qu’incarne bientôt un Don Juan ogresque. Ses festins seront alimentés par la viande des abattoirs où travaillent Zerline et Masetto, situés sur le plateau alors qu’au-dessus le grand monde vit dans un univers où défilent des images diverses, confusément mêlées, espace mental de personnages évoluant entre les écrans comme à travers un labyrinthe. Mais au second acte, eux aussi sont maculés du sang des bêtes, contaminés par cette grande bouffe du capitalisme symbolisant la boulimie de chair, de sexe et de pouvoir. Elle les mènera irrésistiblement à leur perte, dont la mort de l’abuseur, au milieu d’un amoncellement de cadavres animaux ou humains, n’est peut-être que le prélude. 

Associer cette fringale et le conflit social n’est pas, loin delà, se montrer infidèle au dramma giocoso mozartien. Mais, comme souvent, Guy Cassiers sacrifie la concentration du théâtre à la profusion des images, se contentant d’une direction d’acteur sommairement traditionnelle qui dilue son propos. On a bien du mal, par exemple, à voir dans le héros, presque discrètement esquissé, un prédateur carnassier. Et les jeux érotiques que Zerline impose à Masetto tombent à plat. Nous assistons à un spectacle de plasticien plus qu’à un drame où se jouent la vie et la mort.

Défi dangereux

Le théâtre vient de la direction très pulsée, torrentielle, d’Emmanuelle Haïm, qui imprime un rythme haletant à une représentation qu’elle transforme en course à l’abîme. Elle en oublie malheureusement les nuances, tend à confondre accent et à-coup, peu à l’écoute de voix parfois éprouvées par ses tempos – le sillabando s’en ressent, de même que des récitatifs manquant de liberté. Il faudrait davantage les soutenir, d’autant que plusieurs des chanteurs sont de jeunes pousses. Bonne idée… et défi doublement dangereux : l’œuvre est difficile, trop connue de surcroît pour ne pas, malgré qu’on en ait, laisser en mémoire des interprétations de haut vol.

Le Don Juan de Timothy Murray, s’il peut manquer de puissance, séduit par la qualité du timbre, la maîtrise de la voix et une certaine noblesse du phrasé, rejoint ici par le Don Ottavio un peu nasal mais bien stylé d’Eric Ferring, aux deux airs irréprochablement tenus. On n’en dira pas autant de la Donna Anna d’Emöke Barath, une voix et un tempérament, pas assez belcantiste néanmoins, avec un cantabile perfectible. De voix et de tempérament Chiara Skerath ne manque pas non plus en Elvire déchirée, mais à la peine dans la vocalise et que « Mi tradì » met au bord de la rupture. Plus assurée est la Zerline de Marie Lys, certes moins exposée vocalement, de qui l’on attendrait seulement plus de rondeur sensuelle. Vladyslaw Bulaskyi reste un peu vert en Leporello, très préférable en tout cas au Masetto débraillé de Sergio Villegas Galvain. James Platt a en revanche la profondeur ténébreuse du Commandeur. Tout cela tient donc souvent de la promesse plus que de l’accomplissement. 

Don Giovanni de Mozart. Opéra de Lille, le 10 octobre.

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