Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni (1787)
Dramma giocoso in due atti
Livret de Lorenzo da Ponte d'après Don Giovanni Tenorio (Don Giovanni ossia il convitato di pietra)d de Giovanni Bertati
Création le 29 octobre 1787 au Théâtre National de Prague

Emmanuelle Haïm : direction musicale
Guy Cassiers : mise en scène
Tim Van Steenbergen, Clémence Bezat : scénographie
Fabiana Piccioli : lumières
Tim Van Steenbergen, Annamaria Rizza : costumes
Frederik Jassogne, Bram Delafonteyne : vidéo
Erwin Jans : dramaturge
Louis Gal chef de chœur

Timothy Murray : Don Giovanni
James Platt : Le Commandeur
Emőke Baráth : Donna Anna
Eric Ferring : Don Ottavio
Chiara Skerath : Donna Elvira
Vladyslav Buialskyi : Leporello
Sergio Villegas Galvain : Masetto
Marie Lys : Zerlina

Chœur de l’Opéra de Lille

Le Concert d’Astrée

Lille, Opéra, le jeudi 5 octobre 2023 à 19h30

Après la production de Claus Guth à l'Opéra Bastille et la création de Simon Steen-Andersen à l'Opéra du Rhin, Don Giovanni est à l'honneur de l'Opéra de Lille pour une ouverture de saison et les célébrations du centenaire de la salle. La mise en scène de Guy Cassiers fait la part belle à un libertin (très) méchant homme, dont la masculinité toxique se prend les pieds dans une dénonciation très premier degré du capitalisme et de la virilité carnée sur fond de vidéos esthétisantes dont on fait rapidement le tour. Le plateau est dominé par le Don Ottavio d'Eric Ferring et la Zerlina de Marie Lys qui dament le pion à un Timothy Murray trop neutre en Don Giovanni. En fosse, Emmanuelle Haïm séduit durablement à la tête de son Concert d'Astrée, libérant un écrin de timbres et une ligne qui soutient admirablement la tension.

Timothy Murray (Don Giovanni), Marie Lys (Zerlina)

Cette première de Don Giovanni ne célèbre pas seulement le retour du chef‑d'œuvre de Mozart vingt ans après sa dernière apparition sur la scène de l'Opéra de Lille dans la mise en scène de David McVicar. C'est l'occasion pour l'auguste maison de célébrer le centenaire de son ouverture et les 20 ans passés par Caroline Sonrier à la direction générale. Lille est une maison d'opéra qui a bénéficié durant deux décennies d'une politique artistique de tout premier plan, invitant dans la capitale du Nord des artistes comme Anna Teresa de Keersmaker ou Barrie Kosky – une vision et une ambition qui n'ont jamais faibli.
La crise n'aura pas épargné cette saison anniversaire, réduisant à trois productions une saison qu'on aurait imaginé plus fournie en pareille occasion.

Pour l'occasion, le duo Emmanuelle Haïm et Guy Cassiers se reforme, après Xerse (2015) et Indian Queen (2019). Le résultat visuel se réduit à des codes et une ligne esthétique déjà bien connus. Le metteur en scène belge travaille sur l'étroite relation de l'image et de l'action scénique, notamment par le biais d'écrans et de projections vidéos qui font office de signature dès le premier regard. Artiste professeur invité au Fresnoy – Studio national des arts contemporains à Tourcoing pour la saison 2023, Guy Cassiers a souvent mis le vocabulaire multimédia au service de son travail de mise en scène. Diplômé en arts graphiques à l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers, l'image a chez lui le statut de commentaire visuel et de personnage muet qui donne à la scène un caractère et un écrin sémantique qui guide le regard et la réflexion. Le spectateur lillois trouvera dans les espaces du foyer deux installations multimédias dont il convient de commenter brièvement tant elles font écho avec la ligne esthétique du Don Giovanni. Mettant en regard la thématique de la modification du corps comme trait d'union entre l'apparence et le désir, Invisible Filter d'Ethel Lilienfeld et Skin routine de Guy Cassiers posent la question d'une identité devenue "avatar" par le prisme d'une réalité dite "augmentée". L'intelligence artificielle donne à ces bien nommés "filtres", la possibilité de modeler l'apparence l'image de soi que l'on souhaite diffuser sur les réseaux sociaux. Et c'est très logiquement que cette recherche obsessionnelle d'une beauté réduite au vain idéal d'un visage parfait passe par l'omniprésence des écrans dont la toxicité va de pair avec l'addiction. On trouve dans ce préambule un avant-goût du dramma giocoso de Mozart tel que veut le montrer Guy Cassiers, avec une déclinaison et une omniprésence de ces écrans, tels des miroirs de Narcisse. Leporello y consulte le fameux catalogue et Don Giovanni la liste de ses "followers".

Cette surface dans laquelle on se mire est également le miroir déformant qui semble contaminer les scènes et dont le déclencheur sont est la fameuse apparition des "maschere" à la fin de l'acte I. Cassiers fait de cet accessoire d'anonymat une référence appuyée au masque de chair humaine, ce leather face qui a fait le succès de The Texas Chain Saw Massacre (1974), film d'épouvante de Tobe Hooper. Ce chef‑d'œuvre du mauvais goût Grand-Guignolesque raconte les aventures sanguinolentes d'un psychopathe occupé à dépecer à la tronçonneuse d'innocentes victimes rencontrées au hasard. Armé de la référence freudienne du Malaise dans la civilisation (1930), Cassiers nous rappelle dans sa note d'intention comment la civilisation peine à dissimuler l'océan de nos pulsions et de notre libido. Le personnage de Don Giovanni symbolise à la fois l'aspiration à une extrême liberté tout autant que l'expression d'un désir dont l'animalité se traduit au premier degré par l'allusion à la viande. L'appétit charnel rejoint pour le metteur en scène la prédation du chasseur et celle du monstre qui dévore ses victimes à la chaîne. Symbole multiple, la référence à la viande apparaît dans la scène des noces de Zerlina et Masetto. En montrant des paysans affairés à ce qui ressemble à une chaîne d'équarrissage avec des carcasses d'animaux pendues à des crochets, Cassiers fait le lien entre le libertinage effréné du maître des lieux et la domination des classes sociales placées à son service. À (très) gros traits se dessine ici une critique du capitalisme comme ombre portée de la boulimie et de la prédation sexuelle. Il y a dans cette leçon hautement morale, une forme de sérieux qui en décrédibilise la portée. Nous sommes loin ici du génial second degré d'un Ferreri découpant à la pointe sèche dans sa Grande bouffe (1973) cette bourgeoise percluse de vices et prête à mourir de trop manger. Ici, Leporello et son maître errent sur le plateau, tels deux psychopathes cocaïnés privés, comme le reste du plateau, d'une direction d'acteurs suffisamment intéressante pour faire oublier la charge pachydermique de la dramaturgie.

Timothy Murray (Don Giovanni), Emőke Baráth (Donna Anna), Eric Ferring (Don Ottavio), Chiara Skerath (Donna Elvira), Vladyslav Buialskyi (Leporello), Sergio Villegas Galvain (Masetto) Marie Lys Zerline 

Les anecdotiques modulations vidéos alternent des formes à l'abstraction très décorative au-dessus et parfois autour de scènes qui restent avant tout très didactiques : Don Giovanni en égérie capitaliste dilapidant des liasses de billets (Vivan le femmine ! Viva il buon vino ! Sostegno e gloria d'umanità !), ou bien l'image macabre le montrant dans le final lové sur un énorme tas de viandes humaines et animales amalgamées (Ah che barbaro appetito ! Che bocconi da gigante ! Mi par proprio di svenir). Tout le second acte est orienté vers ce banquet obscène et meurtrier, si bien que tous les personnages sont maculés de sang donnant l'impression d'une valse-hésitation entre comédie et tragédie. Le talon d'Achille de cette production se trouve précisément dans le portrait-charge univoque qu'elle fait de Don Giovanni, sans travailler des pistes qui auraient mérité d'être mieux mises en valeur. A commencer par les failles psychologiques qui tendraient à mettre la conduite du libertin méchant homme sur le compte d'une course à l'abîme ou bien le personnage de Zerlina dont l'appétit se lit dans les tatouages et la conduite nymphomane qui la pousse dans les bras de Masetto, telle un double de Don Giovanni. L'ambivalence des jeux sexuels la montre consolant son amant tout en gardant sur lui une forme de domination qui font d'elle un double féminin du séducteur de Séville. Tant dans la scène du meurtre que dans la conclusion où il revient se venger, le personnage du Commandeur peine à convaincre, visuellement entre Raspoutine et Rubeus Hagrid et dans une confusion visuelle qui fait des projections sur un étrange monolithe, l'équivalent d'un spectre expressionniste dont la présence interroge.

Le plateau vocal réunit de jeunes interprètes dont le niveau, globalement acceptable, est plombé par une direction d'acteurs aux abonnés absents. Réduits la plupart du temps à chanter leurs airs immobiles et face au public, les chanteurs laissent audiblement percer un stress qui déstabilise la ligne et réduit la projection. C'est notamment le cas de la jeune Chiara Skerath qui semble flotter vocalement dans un costume de Donna Elvira un peu trop grand pour elle en première partie, mais qui, progressivement, trouve ses marques pour livrer un In quali eccessi dont l'autorité et la tenue forcent le respect. La Donna Anna de Emőke Baráth suit une trajectoire inverse, passant d'une belle maîtrise dans les tenues et les aigus du Or sai chi l'onore à une émission et des notes constamment durcies dans Non mi dir, bell'idol moi. La Zerlina de Marie Lys remporte la palme côté féminin alliant à l'évidence du jeu d'actrice un phrasé et une projection remarquables (Batti, batti, o bel Masetto). Côté garçons, le Don Ottavio d'Eric Ferring se libère progressivement d'une tendance à amoindrir ses graves pour nourrir une palette d'aigus sensibles et soignés, là où le Masetto de Sergio Villegas Galvain reste dans un vocalement correct. James Platt échoue à faire rayonner un Commandeur bien terne tandis que Vladyslav Buialskyi se contente d'une ligne assez pâle en couleurs pour son Leporello. Le timbre trop neutre de Timothy Murray ne donne pas à Don Giovanni les contours et l'impact dont la scénographie voudrait l'affubler. L'expressivité est souvent décalée et limitée par une projection trop timorée.

Des impressions balayées par la vigueur et la ligne déployée par Emmanuelle Haïm à la tête de son Concert d'Astrée. Le geste libère et soutient des arrière-plans expressifs où le dessin du tempo se plie à la couleur des instruments anciens d'une façon très naturelle. L'ouverture est tendue à souhait, avec des cordes bondissant toutes griffes dehors et une petite harmonie attentionnée et subtile. On note le travail remarquable des récitatifs et l'inventivité du pianoforte dans les continuos. Cet équilibre entre carrure et élégance porte la soirée vers les sommets.

Vladyslav Buialskyi (Leporello)
Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Article précédentSanta Sangre
Article suivantLe chat, la butte et le petit caillou

Autres articles

1 COMMENTAIRE

  1. J'ai été plus séduit par la mise en scène que vous, malgré en effet un manque de subtilité dans la démonstration ! Quant aux chanteurs entendus aprs la Première (les 7 et 12 octobre), ils avaient laissés au vestaire leur trac ; en particulier Chiara Skerath était une bouleversante Elvira, le drame incarné des ravages de la destructivité de Don Giovanni, titubante de fragilité de manière fort émouvante au deuxième acte. Si le rôle est un peu trop large pour elle en effet, elle le chante avec une belle musicalité, sait articuler exprssivement ses récitatifs et elle propose de magnifiques ornementations dans ses airs. Pour le reste, je vous rejoins totalement en soulignant que la grande qualité de la direction de Caroline Sonrier a toujours été de prendre des risques pour ne pas tomber dans la routine. Ce "Don Giovanni" n'est donc pas parfait mais il est plus qu'intéressant aussi bien scéniquement que (surtout) musicalement. Espèrons qu'après le départ de Caroline Sonrier, cette maison d'opéra garde son ADN des vingt dernières années et reste fort de propositions audacieuses avec ses réussites et ses échecs.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici