L’audace de l’Opéra de Paris, qui ressort des placards sa seule et unique production de L’Affaire Makropoulos – celle de Krzysztof Warlikowski – est à souligner : d’une part parce que l’œuvre de Leoš Janáček revendique une modernité décomplexée, d’autre part car la mise en scène est signée par l’un des principaux représentants du Regietheater, tant décrié ces derniers temps. Sans surprise, certains spectateurs manifesteront d'ailleurs leur mécontentement en quittant, de façon bruyante et ostentatoire, la grande salle de Bastille en cours de représentation en ce soir de première… si bien que, fait rare depuis ce début de saison, ce sont les applaudissements unanimes du public qui accueilleront l’équipe artistique pour son salut final.

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L'Affaire Makropoulos à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Car il faut l’avouer, on est bien en peine de trouver le moindre défaut majeur à la proposition de Warlikowski : elle n’est ni provocante, ni complexe, ni confuse, ne donne pas dans le tape-à-l’œil ou les poncifs, et surtout ne détourne pas le livret – preuve que le Regietheater n’est en rien monolithique, au contraire. Situant l’action dans les années 1950, c’est-à-dire à une époque où le Nouvel Hollywood tend à s’imposer sur le grand écran, Warlikowski plonge le spectateur au crépuscule de l'Âge d’or du cinéma américain, de ses stars, de son esthétique.

Autour des figures tutélaires de King Kong et de Marilyn Monroe, le metteur en scène prolonge ainsi le questionnement de l’œuvre de Janáček, celui de l’immortalité d’Elina Makropoulos, par une interrogation symbolique sur les idoles et les mythologies contemporaines, de leur obsolescence à leur décrépitude. Tandis que la mise en abyme du théâtre dans les deux premiers actes – la scène figurant une salle de cinéma – questionne le rapport du public à ses icônes, l’irruption monumentale d’Elina Makropoulos alias Emilia Marty dans la main du gorille – alors piédestal autant que bête-monstre – révèle l’antagonisme de sa condition : celle de statue emprisonnée vivante par son rôle. De personnage providentiel à persona non grata, la cantatrice de 337 ans révèlera son identité dans un finale étouffant, sombrant au terme d’une lutte à mort avec ses démons.

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L'Affaire Makropoulos à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Cette mise en scène ne se réduit toutefois pas à cette transposition hollywoodienne : en plus de fournir matière à réflexion, elle offre une longue rêverie au travers des projections nostalgiques de Denis Guéguin et des décors aussi percutants que pertinents de Małgorzata Szczęśniak. En témoigne l’avant-scène coulissant qui donne corps aux idées-fixes de Warlikowski : le complexe d’Œdipe – présent dans l’œuvre mais ici surligné – dans la relation qu’Albert Gregor souhaite engager avec une Emilia Marty qui est, sans qu’il le sache, son aïeule ; les perruques dont usent les personnages féminins en quête de superficialité, à l’instar de Krista dans le troisième acte ; et enfin cette passion pour la robinetterie où l’intime côtoie l’isolement, avec ses toilettes et sa baignoire dans laquelle Marty vient se plonger – celle-là même qu’Ophélie utilisa dans l’Hamlet de la saison dernière pour s’y noyer.

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L'Affaire Makropoulos à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

La seconde mise en abyme, après celle du théâtre, concerne le rôle principal tenu par Karita Mattila. À l’instar des icônes déclinantes qu’elle joue ici, la soprano n’est malheureusement plus que l’ombre d’elle-même vocalement. Certes la justesse est toujours là, impressionnante, la présence scénique toujours aussi charismatique, mais l’organe paraît fatigué. Ce n’est pas moins émouvant, au contraire : la scène finale, parce que Mattila va y puiser jusqu’à ses dernières forces, renforce encore l'incarnation.

À ses côtés, la distribution vocale est de très haut niveau et relève les défis de la partition du compositeur tchèque : le viril Jaroslav Prus de Johan Reuter, le Vítek de Nicholas Jones (qui s'impose magistralement dès la scène introductive) et le Janek parfaitement truculent de Cyrille Dubois impressionnent, de même que le Hauk-Šendorf haut en couleur de Peter Bronder. S’ils n’ont que peu l’occasion de briller dans cet opéra, Pavel Černoch (Albert Gregor) et Károly Szemerédy (Kolenatý) se mesurent aisément à Karita Mattila, et comblent ainsi les petites longueurs du premier acte.

Enfin, c’est un travail d’orfèvre que réalise Susanna Mälkki avec l’Orchestre de l’Opéra, tour à tour galvanisé ou contrôlé selon les impératifs de la scène ; et si l’écriture de Janáček semble parfois perdre de ses arêtes (notamment dans le prélude), c’est pour gagner en subtilité, en rondeurs et en harmonie, rendant la musique aussi abordable que la mise en scène.

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