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Aller-retour aux enfers lyriques, en un acte

Strasbourg
Opéra national du Rhin
09/16/2023 -  et 17, 19, 21 septembre2023
Simon Steen-Andersen : Don Giovanni aux enfers (création)
Christophe Gay (Don Giovanni, Le Hollandais, Orphée), Damien Pass (La Statue du Commandeur, Polystophélès, Un médecin), Sandrine Buendia (Une ombre, Alecto, Marguerite, Francesca, Olympia, Senta), Julia Deit‑Ferrand (Tisiphone, Turandot, Sycorax, Eurydice, Une ombre, Une parque), François Rougier (Faust, Don José, Dante, Paolo, Une parque, Un démon, Un paysan), Geoffroy Buffière (Leporello, Charon, Macbeth, L’Ombre de Virgile, Barnaba, Iago, Une parque, Un démon, Un esprit, Un secouriste)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Henrik Haas (chef de chœur), Ensemble Ictus, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Bassem Akiki (direction musicale)
Simon Steen-Andersen (conception, mise en scène, décors, vidéos, lumières), Thibaut Welchlin (costumes)


(© Klara Beck)


Imaginer ce qui peut arriver au dissoluto punito de l’autre côté, donc en (aux) enfer(s) – puisque c’est quand même là qu’il est censé aller –, une fois qu’il a basculé dans la trappe qui l’engloutit, à la fin du Don Giovanni de Mozart, a déjà été fait assez souvent. En littérature, mais aussi à l’opéra, où l’on n’a pas attendu Simon Steen‑Andersen pour s’y essayer. Très tôt, dès 1834, lors de l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris du Don Juan de Mozart, transformé pour la circonstance en « grand opéra français » en cinq actes, les arrangeurs de l’époque avaient déjà eu l’idée choc de faire suivre la scène finale d’une longue pantomime, en utilisant le chœur funèbre « O voto tremendo », emprunté à Idoménée, suivi du « Dies Irae » du Requiem. On y voyait Don Juan errer dans des limbes ténébreuses, où il croisait notamment le catafalque de Donna Anna, qui venait, quant à elle, de s’empoisonner. Les didascalies, consignées sur le matériel d’exécution conservé à la Bibliothèque de l’Opéra de Paris, sont savoureuses : « Les vierges disposent à terre le cercueil de leur compagne [Anna], et tandis qu’elles s’agenouillent pour faire une halte de prière, le linceul se soulève et laisse voir à Don Juan le corps de Donna Anna qui sort à moitié de sa bière, avec son voile noir sur les épaules et une couronne blanche au front. » Une fantasmagorie bien caricaturalement romantique, dont, cela dit, l’usage s’est perpétué très longtemps, même ensuite, au Palais Garnier, jusqu’en 1896 !


Le projet du compositeur, metteur en scène et vidéaste danois Simon Steen‑Andersen, pour ce Don Giovanni aux enfers donné à Strasbourg en création mondiale, production de l’Opéra national du Rhin intégrée dans la programmation du Festival Musica, est certes plus développé (un séjour aux enfers de près de deux heures, une fois la fatidique trappe franchie), et il est apparemment moins naïf. Encore que... L’idée, après avoir commencé de façon tout à fait conventionnelle avec la scène du Commandeur du Don Giovanni de Mozart, est de colliger tous les opéras du répertoire où il est question d’un séjour aux enfers, soit que le livret mentionne explicitement l’endroit, soit qu’il mentionne ses invités de passage ou ses émissaires diaboliques (pêle‑mêle : Berlioz, Boito, Rameau, Offenbach, Rachmaninov, Zandonai, Monteverdi, Busoni, Rossi, Gounod, Rubinstein...), soit qu’au moins l’un des rôles de l’opéra s’y conduise suffisamment mal pour mériter d’aller séjourner directement chez les damnés, une fois le rideau tombé (Macbeth et Iago chez Verdi, Don José chez Bizet, Le Hollandais chez Wagner...). Une sélection non exhaustive (il en manquera évidemment toujours, mais Gluck brille quand même ici par sa curieuse absence), où se mélangent des musiques très reconnaissables, et d’autres qui le sont beaucoup moins, le défi pour le « compositeur » étant de se limiter strictement à ce matériau de récupération. Des assemblages composites, qui oscillent entre la citation de passages relativement longs et des juxtapositions très fragmentées, en mosaïque, qui nous font changer d’opéra et d’époque à chaque mesure. Un bric‑à‑brac où les musiques d’origine sont tantôt relativement respectées (il y a quand même un orchestre symphonique à faire travailler en fosse), tantôt modifiées par une électronique plus intrusive, tantôt franchement déformées (les parties dévolues à l’Ensemble Ictus).


Le champion de la fragmentation est ici le diable Polystophélès, dont le nom résume à lui seul le caractère, grand maître d’un royaume infernal où l’on paraît en fait surtout s’amuser, à toutes sortes de sabbats, « à rebours », voire à des caricatures d’émission de télé‑réalité (la récurrence des séquences « L’enfer a un incroyable talent », avec à chaque fois, en guise de jingle, la fanfare d’ouverture de l’Orfeo de Monteverdi, complètement déglinguée...). Le problème de l’ensemble étant son étalement excessif dans le temps (deux heures c’est long, et même beaucoup trop long) voire son manque de lisibilité. A la fois on comprend bien ce que viennent faire là Faust, Macbeth, Iago ou Turandot... et pourtant leurs apparitions respectives paraissent le plus souvent gratuites, le jugement final de chacun de ces personnages maudits par les Parques (celles d’Hippolyte et Aricie) achevant de nous assommer par sa prévisible répétitivité. Les scènes où Don Giovanni reste central sont plus intéressantes, dont une séquence très « #MeToo » qui inverse les genres, avec un libertin contraint de chanter « Batti, batti, o bel Masetto » par deux dominas en tenues cuir, qui aiguillonnent son postérieur tout nu devant une salle en délire. Musicalement, certains gestes sont réjouissants aussi, dont une grotesque « Marche au supplice » berliozienne scandée par des cromornes et cornets à bouquin, des démons de la Damnation de Faust qui growlent leur langue infernale façon death metal, ou encore un cancan d’Orphée aux Enfers dont les levers de gambettes émergent du chaos comme par magie. Quant aux citations les plus longues (Francesca da Rimini, Turandot, Le démon...) manifestement conçues comme des instants de détente plus lyriques où l’opéra conventionnel pourrait reprendre ses droits, leur effet est malheureusement amoindri par une amplification et un retraitement des voix qui les rend trop artificielles.


Scéniquement, Simon Steen-Andersen déploie un remarquable savoir‑faire dans l’utilisation de vidéos, l’ensemble du fond de scène servant d’écran de projection, avec des effets de décor mobile, virtuel, interactif – on y rentre et on y sort de la toile, comme par enchantement – tout à fait remarquables. Ici ce sont les coulisses, les coursives, les caves, les salles d’archives poussiéreuses, bref tout l’univers plus ou moins caché de la vénérable salle de l’Opéra du Rhin qui sont mis à contribution, images au demeurant pas toujours très intéressantes, même filmées à l’envers. Une importante machinerie, actionnée par une équipe technique pléthorique, se déploie aussi assez souvent, mais ne dissipe pas non plus une impression de spectacle qui se cherche, toujours en quête de la prochaine idée à exploiter, sans véritable ligne directrice, du moins autre que celle d’un divertissement assez coûteux et un peu vain.


Très louable implication des chanteurs, confrontés à une partition toute en hachures où le zapping permanent est de règle, prestation de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg plus difficile à évaluer, les musiciens se retrouvant de surcroît cachés par une toile presque opaque tendue sur la fosse, avec juste une lucarne dont le chef n’émerge qu’à mi‑corps, ce qui ne doit pas être bien pratique pour diriger. Là encore professionnalisme et gestes dérisoires se mélangent, tout le monde s’écrasant dans cette coquille trop remplie sans y paraître très à l’aise, un peu comme les musiciens perplexes du Concert dans l’œuf de Jérôme Bosch.



Laurent Barthel

 

 

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