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Carmen à l’Opéra de Rouen – Et après ? – Compte-rendu

 
Public ravi, artistes heureux… que demander de plus ? Cette Carmen résolument tournée vers le passé – puisque la production prétend revenir sinon aux conditions de la création parisienne en 1875, du moins à ce qu’auraient pu voir les spectateurs des pays vers lesquels l’œuvre s’exporta peu après – serait-elle donc la voie de l’avenir ? Chaque spectateur d’aujourd’hui est-il un amateur de carton-pâte qui sommeille ? On pouvait pourtant pressentir à quoi ressemblerait cette Carmen grâce aux Contes d’Hoffmann présentés à Bastille depuis vingt ans, puisque Robert Carsen y imagine pour l’acte d’Olympia une représentation de Don Giovanni « à l’ancienne », avec chœur habillé en majas et majos, avec éventails et mantilles, guêtres et boléros.
 

© Marion Kerno

Christian Lacroix propose ici la même espagnolade, en plus multicolore, tandis qu’Antoine Fontaine « reconstitue » des décors vraisemblables pour les années 1880, faute de documents fiables. Autrement dit, avec cette opération soutenue par le Palazzetto Bru Zane, on est un peu dans la même optique que pour La Vie parisienne réécrite telle qu’Offenbach l’aurait peut-être voulue. Et après ? faut-il s’attendre à un Pelléas dans les décors de Jusseaume, ou à d’autres exemples d’archéologie scénique, comme s’il ne s’était rien passé théâtralement parlant pendant un siècle et demi ? Par ailleurs, la mise en scène recréée par Romain Gilbert laisse planer le doute, puisque de « nombreux manques doivent être comblés par l’imagination » : cette distribution de torgnoles (Carmen terrasse plusieurs galants pendant la Habanera, Don José met une baffe à Carmen juste avant l’air de la Fleur, etc.) est-elle « historiquement informée » ou purement inventée ? Le second degré qu’on détecte dans les pas de danse lors du quintette du deuxième acte est-il d’époque ? Espérons du moins que ce type de proposition n’empêchera pas que continuent à apparaître d’autres visions moins « respectueuses » puisque, rappelons-le, une mise en scène n’est jamais qu’une des vies possibles d’une œuvre nécessairement appelée à sans cesse renaître sous de nouveaux visages.
 

© Marion Kerno

Musicalement, Ben Glassberg n’hésite pas à brutaliser un peu la partition, le motif de la corrida pris à un tempo ultra-rapide n’ayant jamais autant ressemblé à l’Entrée des gladiateurs, avec à nouveau une brusque accélération quand il revient au dernier acte. La poésie de certains passages serait parfois mieux mise en valeur par moins de précipitation, mais dans l’ensemble la représentation se déroule avec fluidité, les récitatifs de Guiraud étant devenus une rareté qu’on apprécie de réentendre. L’orchestre maison et le chœur accentus livrent une belle prestation, et les solistes révèlent quelques belles personnalités. Les petits rôles sont tous bien caractérisés, tant parmi les militaires (Nicolas Brooymans, Yoann Dubruque) que chez les contrebandiers (Florent Karrer, Thomas Morris). Faustine de Monès et Floriane Hasler obtiennent un beau succès – « Je suis veuve et j’hérite » fait toujours rire le public.
Dans le quatuor principal, Iulia Maria Dan donne à Micaëla un timbre un rien trop mûr pour le personnage, et l’on se demande si la lenteur de ses premières interventions est dictée par des questions de diction. Zuniga dans la version de concert donnée à Strasbourg au printemps dernier, Nicolas Courjal est cette fois Escamillo : plus discipliné qu’à l’ordinaire dans l’air du Toréador (dont il savonne néanmoins un peu les ornements), le chanteur renoue avec le ton sarcastique qui lui est cher dans le dialogue avec José au troisième acte.
 

© Marion Kerno

Arrivé en remplacement de Thomas Atkins, Stanislas de Barbeyrac campe un anti-héros convaincant, avec un superbe falsetto sur le si bémol de la Fleur, et d’admirables nuances comme ce brusque diminuendo dans une des dernières phrases de son affrontement ultime avec Carmen. Marianne Crebassa ayant rencontré des difficultés « d’organisation personnelle », l’héroïne prend le plus séduisant des visages avec Deepa Johnny, jeune mezzo canadienne qui possède d’ores et déjà tous les atouts scéniques et vocaux pour incarner le personnage, même si elle pourrait moins crier ses ultimes répliques, son français très correct sonnant alors plus exotique.

Laurent Bury
 

Bizet : Carmen – Rouen Opéra de Rouen, 26 septembre (3e repr.) ; prochaines représentations les 28 et 30 septembre et 3 octobre 2023 // www.operaderouen.fr/programmation/carmen/
Diffusion gratuite en direct sur écran géant le 30 septembre à Rouen et dans une trentaine de villes de Normandie (ainsi qu’à l’Institut français de Tunis)
 
Photo © Marion Kerno
 

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