Une « Carmen » dans son jus orientaliste à l’Opéra de Rouen Normandie

par Yael Hirsch
27.09.2023

Le metteur en scène Romain Gilbert et le scénographe Antoine Fontaine proposent une Carmen dans ses décors d’origine. Et dans des costumes rêvés, signés Christian Lacroix. Le résultat est une Zingarella orientaliste au premier degré.

« Carmen comme en son temps »

C’est la promesse de cette Carmen qui s’appuie sur un travail d’archives réalisé avec l’équipe scientifique du Palazzetto Bru Zane (coutumière du fait) que l’Opéra de Rouen propose de « restaurer » la Carmen de la création à l’Opéra Comique, en 1875. C’est à partir d’archives (apparemment lacunaires) et d’articles de presse de l’époque que les équipes de cette production ont œuvré. En pratique, cela donne des décors faits en toile et peinture qui représentent l’Andalousie fantasmée de l’époque, des costumes moirés (et sublimes) réalisés par la maison Christian Lacroix et des chorégraphies très ornementales (Vincent Chaillet). Carmen commence donc dans un Séville de peinture orientaliste, avec sa place, ses églises colorées, son pont en surplomb, et la porte de l’usine de tabac. Et elle se termine aux portes des arènes.

Une reconstitution qui laisse froid

S’il n’y a rien à dire sur le travail des artisans, cette reconstitution réalisée sans travail sur le contexte (et qui a l’air de plaire au public) nous confronte à un carton-pâte et des couleurs mordorées qui n’expriment pas grand-chose… si ce n’est, parfois, une gêne quand, en 2023, l’orientalisme s’impose au premier degré. C’est le cas, notamment, au début du 2e Tableau qui semble inspiré du Bain turc d’Ingres.

Et si la charismatique Deepa Johnny (qui remplace Marianne Crebassa) joue, avec vrombissement, une gitane qui revendique sa liberté, on n’en demeure pas moins saisi de voir les épisodes de violence et de baffes se succéder sans pouvoir avoir l’espace d’y réfléchir. On a même… un duel avec des épées qui claquent ! Les petites touches plus modernes (Carmen qui grimpe sur Don José au sol pour feindre l’acte sexuel) détonnent. Et les soieries finissent par ankyloser cette femme fatale ultime qui avait su, jusque aujourd’hui, se renouveler avec les époques pour continuer de nous fasciner et de nous narguer.

Une distribution de qualité

La musique est, néanmoins, nécessairement au rendez-vous de cette Carmen qui sera donnée à l’Opéra Royal de Versailles en février 2024 pour fêter les 150 ans de l’œuvre de Georges Bizet. L’énergie du chef, Ben Glassberg, la beauté de chœurs (Accentus, Maîtrise du Conservatoire à rayonnement national de Rouen) emportent le public et nous apprécions le remplacement de dernière minute de Stanislas de Barbeyrac, expressif et puissant, en Don José. Quant à Ulia Maria Dan, elle est véritable révélation en Micaela. Son « Je dis que rien ne m’épouvante », alors qu’elle est seule en scène, est le seul moment d’émotion de cette production).

Néanmoins, on ne saurait séparer la musique de sa mise en scène, et malgré cette débauche d’énergie joyeuse impulsée par le cast, il y a aussi quelque chose en retrait, voire figé dans la production, avec certaines voix inégales et certains pupitres de l’orchestre un peu laissés en retrait.

L’on sort donc très troublé de cette Carmen dans son jus orientaliste. D’une part, en matière d’archives, nous ne sommes pas tout à fait convaincus d’avoir vu la Carmen de 1875, peut-être parce que nous avons changé d’horizons depuis les débuts de la IIIe République. Et surtout, parce que, l’idée qu’il faille jouer à l’identique l’un des opéras les plus donnés et célébrés au monde, nous glace un peu le sang. Il nous semble que Carmen ne vivra que si elle continue à vibrer et résonner avec les émotions, les angoisses et les questions des artistes et du public. C’est en ce sens qu’elle est un mythe qui nous mobilise et qui a, pour chacun, une portée personnelle et politique.

Carmen à l’Opéra de Rouen – coproduction Palazzetto Bru Zane / Opéra de Rouen / Château de Versailles Spectacles.

Retransmission en direct le samedi 30 septembre sur de nombreux écrans en Normandie, y compris à Rouen sur la place de la Cathédrale.

Visuels : © Marion Kerno