Don Giovanni aux enfers à Strasbourg : le compte de Steen-Andersen n’y est pas

- Publié le 18 septembre 2023 à 09:04
L’Opéra national du Rhin a ouvert sa saison sur la première mondiale d’un ouvrage signé du Danois Simon Steen-Andersen, dans le cadre du festival Musica. Y a-t-il un compositeur derrière le créateur touche-à-tout ?
Don Giovanni aux enfers de Steen-Andersen

Qu’arrive-t-il au « dissolu » Don Giovanni de Mozart et Da Ponte une fois puni de mort ? L’artiste pluridisciplinaire danois Simon Steen-Andersen (né en 1976), tout à la fois compositeur, librettiste, metteur en scène, décorateur, vidéaste et éclairagiste, a pensé à la suite. Voici le burlador de Séville jeté aux enfers, où le promène un certain Polystophélès, nom inventé pour suggérer les multiples visages du diable. Le libertin va bien tenter un ultime assaut sur la poupée Olympia (Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach), mais il va surtout devoir se mêler à une bande d’affreux et de damnés du répertoire lyrique, de Faust au traitre Iago (Otello de Verdi) et à l’espion Barnaba (La Gioconda de Ponchielli). Don Juan se mue in fine en sage Orphée, mais on sait combien son retournement vers la bien-aimée Eurydice lui sera fatal…

Veine kaléidoscopique

La partition épouse la veine kaléidoscopique du livret : entre la scène finale de Don Giovanni sous la statue impérieuse du Commandeur et le chœur des bergers clôturant l’Orfeo de Monteverdi, elle parcourt plus de trois siècles de création lyrique en puisant dans une trentaine d’œuvres – énorme défi que le jeune chef libano-polonais Bassem Akiki relève sans trembler, devant un Orchestre philharmonique de Strasbourg qui répond bien présent. Steen-Andersen pratique un art assez brutaliste du collage et du montage, n’hésitant pas à passer du coq à l’âne au moyen de vrombissantes transitions électroniques… et sans signer une seule note de sa main, nous dit-on !

Aussi marquant soit-il, le procédé peut frustrer et lasser, d’autant que la proposition ne donne pas toujours dans la subtilité, notamment lors des trois scènes « Hell’s Got Talent » pastichant un fameux télécrochet dans un déluge de décibels. Cinq musiciens de l’ensemble bruxellois Ictus (vents, cordes, percussions…) apportent sur scène leur écot à cet univers en y distillant une étrangeté pop-baroque ; quoi qu’on pense de ce qu’ils ont à jouer, leur engagement est remarquable.

Voix amplifiées

Assez logiquement vu le contexte sonore, les chanteurs (y compris les hommes du Chœur de l’Opéra du Rhin) ont été amplifiés, au risque de délaver les couleurs et d’écrêter les contrastes. Tant pis pour le bonheur de l’accès direct et sensible aux voix que permet le théâtre à l’italienne strasbourgeois… Difficile d’émettre un avis critique dans ces conditions, mais on peut saluer l’aisance avec laquelle les six solistes, chacun dans sa tessiture (la soprano Sandrine Buendia, la mezzo Julia Deit-Ferrand, le ténor François Rougier, la basse Geoffroy Buffière…) s’emparent d’une bonne trentaine de rôles. Don Giovanni glissant dans le costume d’Orphée, le baryton Christophe Gay parvient à se hisser sur l’étrave du Hollandais (volant) wagnérien avec une certaine assurance. Le baryton-basse Damien Pass, dont les accointances lucifériennes sont connues depuis sa participation au cycle Licht de Stockhausen avec Maxime Pascal, montre un abattage phénoménal dans ses personnages diaboliques, brûlant les planches.

Vidéo léchée

Les planches, et la pellicule. Car la singularité artistique de Steen-Andersen repose largement sur le support visuel. Le créateur danois a logé ses enfers dans les dessous de l’Opéra de Strasbourg, dont il a filmé les endroits les mieux cachés du public, allant jusqu’à se grimer lui-même en agent d’entretien… Ses scènes passent de l’écran au plateau sans coutures. Du théâtre dans le théâtre (filmé) pour un « opéra sur les opéras » : fort de cette cohérence, d’une imagination foisonnante, référencée, d’une coproduction qu’on imagine bien dotée (l’Opéra royal du Danemark s’est associé aux deux commanditaires, l’Opéra du Rhin et le festival Musica), d’une réalisation millimétrée (bravo les équipes techniques !), Steen-Andersen aurait pu signer une création majeure. Mais la virtuose machine nous a rapidement semblé tourner en rond et à vide, débitant sous la farce un propos sans arrière-plan ni double fond sur un patchwork musical étouffant, durant les deux heures de cet « aller-retour aux enfers lyriques en un acte ». Beaucoup de bruit, de notes et d’images pour pas grand-chose ?

Don Giovanni aux enfers de Steen-Andersen. Strasbourg, Opéra, le 16 septembre. Représentations jusqu’au 21 septembre. Suite du festival Musica jusqu’au 1er octobre.

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