Grièvement blessé par le Commandeur à l’occasion de leur affrontement introductif, Don Giovanni est un homme aux abois qui, sentant approcher sa fin, tente au péril de sa vie d’assouvir ses dernières pulsions. Avec son fidèle Leporello, ils se lancent alors dans une longue errance à travers la forêt, vagabondage nihiliste et délicieux de provocation au cours duquel les mâchoires du destin se resserrent sur le personnage principal. Par son questionnement autour de la finitude humaine, cette production signée Claus Guth – née à Salzbourg en 2008 et passée par Amsterdam, Berlin et Madrid avant d’atterrir à Bastille pour lancer la nouvelle saison de l’Opéra de Paris – remplit deux critères essentiels à la réussite d’une mise en scène qui prétend renouveler l’approche du chef-d’œuvre mozartien : s’insérer de façon cohérente dans l’œuvre tout en s’éloignant avec pertinence du mythe.

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Don Giovanni à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Communs aux deux actes, les décors de Christian Schmidt soutiennent constamment ce parti pris : tandis que le plateau tournant renforce le sentiment de fuite en avant et rend digeste les trois heures d’opéra, la forêt de conifères plonge les protagonistes dans un jeu d’ombres et de lumières qui, en plus de faire émerger le mystère et le surnaturel, révèle l’ambivalence des personnages. Loin d’être figés dans les stéréotypes et les poncifs, ceux-ci se montrent au contraire complexes, comme Donna Anna – qui n’est pas agressée par le séducteur mais qui, au contraire, entretient avec lui une relation adultère consentie – et Zerlina, toutes deux manipulatrices et manipulées.

La complexité des personnages s’accompagne en outre de traits de caractère percutants, hauts en couleur et désopilants, à l’instar du duo truculent formé par Don Giovanni et Leporello : à l’excessive désinvolture du premier répondent les agitations névrotiques du second – rongé de tics et de tocs en tous genres – que plusieurs doses d’héroïne ainsi qu’une quantité conséquente de bière ne parviendront pas à calmer. Très inspiré des bouffons de la commedia dell’arte, ce Leporello s’empare avec un humour burlesque de l’air du catalogue, qui finira de plonger Elvira dans la torpeur.

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Don Giovanni à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

À l’image de cet air, ce Don Giovanni est drôle, très drôle… trop drôle ! De ce dramma giocoso émerge essentiellement le giocoso, au détriment du dramma – comme ce « Non mi dir » rendu inopérant par l’infidélité de Donna Anna, qui déclare son amour à Ottavio tout en tenant la main de Giovanni. Privée de progression dramatique, la dernière scène arrive également à brûle-pourpoint pour le spectateur qui peine à éprouver le penchant tragique du finale – et de l’œuvre.

Si le plateau vocal est de bonne qualité, le duo formé par le Don Giovanni de Peter Mattei et le Leporello d’Alex Esposito est absolument parfait. Les deux chanteurs font preuve d’une complicité scénique remarquable, de capacités comiques rares sur les scènes lyriques, et développent un chant exemplaire au service constant de la mise en scène. Porté par cette entente et le timbre enjôleur de Peter Mattei, le trio de l’acte II visant à piéger Donna Elvira est excellemment exécuté, d’autant que Gaëlle Arquez incarne à la perfection ce personnage aux multiples facettes, tour à tour rancunière, troublée et aimante ; toutefois, ce rôle exigeant dans les aigus demande à la mezzo-soprano d’atteindre par trop souvent les limites extrêmes de sa tessiture.

Autre rôle nécessitant des aigus redoutables, Donna Anna est quant à elle servie par Adela Zaharia ; quoique ses voyelles soient trop enrobées et que son colorature montre quelques faiblesses, son timbre très puissant compense la légèreté de son comportement vis-à-vis de Don Ottavio. Celui-ci est cantonné à un rôle d’époux naïf et cocu, interprété par un Ben Bliss généreux, vocalement irréprochable et capable de rendre touchant son personnage.

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Don Giovanni à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

À l’inverse, le Commandeur de John Relyea a beau accuser son âge dans le cimetière, son intervention dans le finale fait trembler les morts tout en maintenant une gracieuse autorité. C’est cependant à Ying Fang que revient la palme de l’élégance pour sa Zerlina, parfaite de jeunesse et de fragilité, sans être pour autant innocente : le jeu dangereux que la paysanne joue avec Giovanni contraint alors le Masetto de Guilhem Worms à faire de la figuration.

Les principaux figurants de ce Don Giovanni auront été l’orchestre et à sa tête Antonello Manacorda ; en manque de relief, de souffle et de coordination avec le plateau, les musiciens passent malheureusement à côté de l'urgence musicale, amplifiant le parti pris peu dramatique de la mise en scène.

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