Cassandra © Karl Forster
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Cassandra à la Monnaie : faire entendre les voix qui dérangent

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En se promenant à l’entrée du Parlement européen à Bruxelles, d’immenses affiches témoignent de ses préoccupations les plusactuelles : le soutien à l’Ukraine, l’indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et la neutralité climatique d’ici… 2050.

Cependant, la réalité semble éloignée de ces objectifs, car les engagements gouvernementaux ne sont pas à la hauteur de la crise. 2050, c’est déjà trop tard.

Nous vivons déjà avec les conséquences du changement climatique : l’hémisphère nord de notre planète connaît l’été le plus chaud jamais enregistré, marqué par une série d’événements météorologiques extrêmes dont les plus récents sont les inondations en Libye entraînant la disparition de 10 000 personnes, et le tremblement de terre au Maroc, qui a provoqué plus de 2000 victimes.

Les climatologues ne cessent de répéter qu’il faut agir au plus vite. Le dernier rapport d’évaluation du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), publié le 20 mars 2023, est accablant, mais il est soit ignoré, soit suivi de promesses vides.

En réponse à cette inaction, des gens de plus en plus concernés cherchent à alerter la population sur l’urgence climatique par le biais d’actions de plus en plus radicales, des grèves scolaires pour le climat, initiées par Greta Thunberg, aux actions de désobéissance civile, comme les blocages d’autoroutes, les jets de peinture dans les musées ou dans l’espace public, l’irruption sur les plateaux de télévision, entre autres.

Mais plutôt que de les écouter, on infantilise leurs propos, en les traitant de bobos hystériques ou de criminels — juste ce weekend, 3000 manifestants qui demandaient la fin des subventions aux énergies fossiles ont été arrêtés à La Haye.

C’est là que réside le thème de « Cassandra », une nouvelle création à La Monnaie de Bruxelles.

Cassandra © Karl Forster
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L’opéra, composé par Bernard Foccroulle sur un livret de Matthew Jocelyn, établit un parallèle entre Sandra, une jeune climatologue qui essaie d’éveiller les consciences à la gravité du réchauffement de notre planète, et la figure mythologique de Cassandre, qui tentait d’avertir la guerre de Troie.

Si la prophétesse grecque avait, en vain, tenté de convaincre ses contemporains en décrivant ses visions horrifiantes de Troie en feu, la seconde partage des données scientifiques — en utilisant l’humour pour rendre le message plus digeste — mais n’est pas prise au sérieux non plus.

Nous voyons donc la protagoniste tomber amoureuse d’un activiste du climat, se confronter à ses parents climatosceptiques, s’interroger sur la maternité, puis s’engager dans un activisme plus concret.

Cassandra © Karl Forster
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La mise en scène minimaliste mais efficace de Marie-Eve Signeyrole permet de juxtaposer ces deux récits de manière fluide, mettant en lumière leurs similitudes.

Les autres protagonistes de cet opéra sont les esprits, représentés par un chœur aveugle, qui connaissent les tragédies passées et futures, mais n’interviennent pas, et les abeilles, nécessaires à la survie humaine, qui se raréfient au cours de la pièce.

Jessica Niles est une Sandra convaincante dans son engagement et ses questionnements existentiels. La soprano américaine passe facilement du registre léger au dramatique, aux prises avec des lignes vocales exigeantes. En tant que comédienne de stand-up, elle est pleine de brio et engage le public alternant discours scientifique, humour et démonstrations pratiques. On remarquera la scène où elle pose un micro sur un bloc de glace pour nous faire entendre le son de sa fonte.

Cassandra © Karl Forster
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Katarina Bradić incarne une Cassandra rongée par le deuil et le chagrin, pour qui on ne peut qu’empathiser. Son talent scénique et sa voix profonde en font une parfaite contrepartie pour son équivalent contemporain, avec qui elle se livre à un duo final très poignant.

Paul Appleby interprète Blake, le compagnon de Sandra, de manière réaliste, incarnant un étudiant en lettres classiques et un activiste sans langue de bois.

Joshua Hopkins excelle dans lerôle d’Apollon, qui cherche à séduire Cassandre, puis se venge car elle n’est pas intéressée, faisant écho au mouvement #MeToo qui demeure d’une brûlante actualité.

Gidon Saks, dans ses doubles rôles de Priam et du père de Sandra, jongle aisément entre des caractères et des époques différentes, tout comme Susan Bickeley, interprétant Hécube et la mère de Sandra.

De son côté, Sarah Défrise brille par ses aigus, incarnant la sœur cadette de Sandra.

La musique de Bertrand Foccrulle, organiste, compositeur et ancien directeur du Théâtre royal de la Monnaie et du festival d’Aix-en-Provence, alterne sonorités contemporaines et références au passé. Ses atmosphères sont convaincantes : de la légèreté du stand-up de Sandra, au surréalisme des scènes avec Cassandre, à l’inquiétude suscitée par le bourdonnement des abeilles.

Les costumes signés Yashi se révèlent également efficaces, des tuniques bicolores du chœur, aux tenues de Sandra ornées du même motif, jusqu’à la robe de la mère de la protagoniste aux mains croisées, qui rappelle le « I don’t care, do you? » sur ímpérmeable de la précédente première dame des États-Unis.

Les décors, les éclairages, les vidéos et les effets spéciaux contribuent de manière cohérente aux différents récits : on remarque les jeux optiques, les vides et les pleins, les apparitions et les disparitions, la lumière directe et les contre-jours, toujours motivés par la narration et jamais une fin en soi.

Bien que « Cassandra » n’apporte pas de révolution, il mérite d’être salué pour son attention aux questions environnementales, amplifiée par les événements complémentaires, comme le Cassandra Festival, et l’attention à l’impact environnemental des décors de l’opéra.

Cassandra © Karl Forster
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« Là où certains voient des problèmes, nous y voyons des opportunités », disent les parents de Sandra, à propos des glaciers en train de se liquéfier en Antarctique.

Peu importe la réalité des données et des analyses scientifiques, le capitalisme et ses adeptes maintiennent le cap, n’hésitant pas à réprimer toute opinion discordante.

Ce discours vaut pour le climat, tout comme pour la crise migratoire, où les sauveurs sont traités de criminels et de passeurs, où les gens qui s’opposent à l’agriculture industrielle sont ruinés, où les manifestants contre la réforme des retraites sont agressés et fichés, où les personnes qui dénoncent les violences ou les agressions sexuelles sont systématiquement attaquées (dans tous les domaines, du sport à la musique classique).

Les Cassandres peuvent être ignorés aujourd’hui, mais l’histoire finira par leur donner raison. La question est de savoir combien de vies seront sacrifiées en attendant, et si nous serons à temps pour sauver notre seule et unique planète.

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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