À Bruxelles, Cassandra du mythe à la réalité

- Publié le 11 septembre 2023 à 16:38
Sur un livret de Matthew Jocelyn, Bernard Foccroulle imagine un premier opéra entrelaçant passé, présent et futur. Le minimalisme efficace de la mise en scène de Marie-Eve Signeyrole et Fabien Teigné comme une distribution idéale contribuent à servir le propos.
Cassandra de Foccroulle

Cassandra ayant refusé les avances d’Apollon, celui-ci, qui lui avait octroyé le don de prescience, lui a craché dans la bouche : plus personne ne la croira. Sandra, étudiante en climatologie, tente de sensibiliser la société aux enjeux du réchauffement planétaire. Pour cela, elle use d’humour, contrairement à son compagnon Blake, activiste engagé. Entre ces deux prophétesses d’hier et d’aujourd’hui, les esprits, écho du chœur antique, voient le futur tout en se remémorant le passé alors que des abeilles bourdonnent (de moins en moins fort), symboles de la vie menacée. Citant Sénèque, Eschyle, Schiller, Juvénal, Shakespeare, le livret de Matthew Jocelyn mêle sérieux, humour et poésie, récit sans solution de continuité en un prologue et treize scènes.

Minimaliste, le décor de cette « histoire parallèle » compte un nombre limité d’ingrédients : un cube central en deux morceaux – iceberg, bibliothèque ou ruche selon les scènes –, des toiles blanches, un rideau de tulle. Des vidéos abstraites ou réalistes (séracs, insectes, images filmées et restituées en direct) et de subtils jeux de lumière complètent le tableau.

Mondes musicaux

Pour matérialiser emblématiquement ces « zones temporelles » et ces espaces divers, Bernard Foccroulle a convoqué le temps musical. Le monde du mythe est de sonorités cuivrées et de fusées ascendantes, rappel de l’univers baroque de Monteverdi, favori du compositeur. Son prolongement contemporain invite le marimba (Sandra) et le saxophone (Blake). Hors du temps, le chœur des esprits, généralement homophonique, déroule le plus souvent de longues phrases au-dessus de nappes de sons tenus et de souffles ventés. Il ne quittera ce registre qu’à la fin de l’œuvre pour citer le choral final de la Cantate BWV 26 de Bach (les îles de l’Antarctique portent des noms de compositeurs) « Ach wie flüchtig, ach wie nichtig » disant la vanité de la vie humaine, seul ancrage tonal, avec la citation de la berceuse Rock-a-bye, dans un langage atonal où se glissent parfois quelques polarités. Quant aux abeilles, leur bourdonnement est figuré par des trémolos de cordes menaçants, jouant de micro-intervalles, molto ou poco ponticello.

L’écriture orchestrale, d’une grande densité, privilégie les touches solistes à l’intérieur de pupitres divisés à l’extrême, soutenant les chanteurs, ponctuant leur discours ou s’en faisant subtilement l’écho imitatif. Reflet de cette « tragédie de l’absence d’écoute », la texture vocale est une affaire individualisée : les ensembles – jusqu’aux duos amoureux – superposent des lignes volontiers disjointes et qui ne se rencontrent guère, quand ils ne sont pas exclusivement dialogués. Le seul vrai duo, mariant remarquablement les timbres complémentaires des deux prophétesses en même temps qu’il réunit les sonorités des cuivres, du marimba et du saxophone (en souvenir de Blake) est celui, hautement signifiant et profondément émouvant, de leur rencontre dans la scène 12.

Distribution sur mesure

Bernard Foccroulle a composé son opéra « sur mesure » dans l’absolu respect de la prosodie du livret et pour ses chanteurs, et cela s’entend ! Katarina Bradić campe une Cassandra juste, dont le contralto homogène navigue avec aisance des répercussions baroques au sprechgesang : chant, cri, murmure, douleur, colère, tout sonne comme une évidence, malgré le large ambitus exigé. Son alter ego contemporain est interprété par Jessica Niles, au soprano toujours clair et à l’expressivité remarquable, aussi convaincante en doctorante qu’en amoureuse ou en militante – qu’elle deviendra après la disparition de son compagnon. Celui-ci est incarné par Paul Appleby, combinant vaillance et délicatesse, tour à tour activiste revendicateur et amant au lyrisme affirmé. Les couples de parents (Priam et Hécube, Alexander et Victoria) sont confiés aux mêmes chanteurs. Gidon Saks possède l’ampleur et la prestance qui conviennent à la fois à la résignation du premier et à l’arrogance du second ; Victoria Susan Bickle est aussi réaliste en Hécube désolée qu’en Victoria écervelée. La Naomi de Sarah Defrise alterne joliment exaspération et tendresse.

Complètent cette distribution sans faiblesse Joshua Hopkins dans les rôles très différents d’Apollon et d’un spectateur coléreux, Sandrine Mairesse et Lisa Willems. Les chœurs de La Monnaie, parfois placés dans le public, sont toujours parfaitement homogènes, dans leurs différents registres, du commentaire à la menace inquiétante. Un aréopage d’acteurs figure, depuis les balcons, l’audience des stand-up de Sandra. Dans la fosse, Kazuchi Ono mène ardemment l’orchestre de la maison, dans la cohésion des différentes matières comme dans les prises de paroles solistes – saxophone alto, marimba mais aussi cordes, sans oublier la luxuriance des percussions –, tout en exaltant avec maîtrise les singularités de cette belle et exigeante partition.

Cassandra de Bernard Foccroulle. Bruxelles, Théâtre de La Monnaie , le 10 septembre. Représentations jusqu’au 23 septembre.

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