La 41e édition du Festival International d’Opéra Baroque et Romantique est un cru beaunois tout particulier. Endeuillée par la perte, en 2022, de Kader Hassissi, l’équipe désormais dirigée par Anne Blanchard seule rend un digne hommage au co-fondateur disparu, grâce à une programmation qui montre sa résilience, ainsi que son engagement plein et entier à assurer une parfaite continuité. L’excellence de ce rendez-vous annuel, décliné en quatre week-ends festifs en juillet et août, est toujours la sienne.

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Eva Zaïcik et Les Épopées au Festival de Beaune
© ars-essentia

Le troisième week-end du Festival s’ouvre sur un récital de lamenti qui prennent une couleur toute particulière dans ce contexte. Eva Zaïcik y déploie sa technique époustouflante, qui se met au service d’une interprétation des plus touchantes. La soirée débute par l’Eraclito amoroso, pièce virtuose de la compositrice vénitienne Barbara Strozzi, dans laquelle la mezzo-soprano s’impose immédiatement par son ornementation subtile mettant magnifiquement en scène son timbre ensoleillé et sa tessiture homogène. Cette dernière va jusque dans les graves, solidement et bellement assurés : l’émotion s’en dégage tout naturellement.

Qui aurait pu soupçonner une soirée trop uniformément larmoyante se serait trompé. D’abord, parce que le discours doloriste vocal imposé par le thème alterne continuellement avec des intermèdes instrumentaux venant des solistes de la compagnie Les Épopées, comme la Passacaille de Luigi Rossi proposée par Marina Bonetti. La harpiste accentue également avec habilité les soupirs de la chanteuse dans le motet Usurpator tiranno de Giovanni Felice Sances. L’Aria di Sarabanda in varie partite d’Alessandro Piccinini est aussi charmante dans ses variations (grâce au théorbe de Massimo Moscardo), tandis que la viole de gambe de Mathias Ferré s’attèle aux « Diminutions sur Ancor che col partire » de Riccardo Rognoni.

Ensuite, parce que Eva Zaïcik est une interprète telle qu’elle diversifie en tant de nuances émotives la plainte que l’ennui est absolument impossible. Exemple phare, en plus du Lamento d’Arianna, morceau d’anthologie attendu et dignement interprété : cette berceuse inquiétante et hypnotique de Tarquinio Merula, « Hor ch’è tempo di dormire », où la Vierge allaitant son enfant oscille entre l’expression tendrissime de l’amour maternel et ses prémonitions angoissées de la Passion. L’accompagnement au clavecin est aussi étrange qu’envoûtant, plantant sans discontinuité son intervalle de demi-ton comme autant de clous de la future croix. C’est à partir de ce motif que Stéphane Fuget, magnifique accompagnateur aux claviers et directeur de la soirée, prend l’initiative pédagogique d’aiguiser l’écoute du public pour les dissonances à venir, tant intervalles frotteurs que tonalités qui, dans un tel contexte harmonique, semblent ne pas sonner parfaitement à l’orgue ou au clavecin : la Toccata settima de Michelangelo Rossi qui suit se fait ainsi une parfaite illustration musicale de l’idée de la souffrance.

Au « Piangete, occhi dolenti » issu de l’Egisto de Francesco Cavalli succède en guise de second bis une surprise délicieuse. La soliste fait part de son émotion particulière à chanter dans cette même Salle des Pôvres où elle a découvert le chant baroque grâce à celle qu’elle fait maintenant venir sur la scène : la grande Claire Lefilliâtre. C'est dans le « Pulchra es » des Vêpres de Monteverdi que les deux chanteuses proposent un duo si incroyablement touchant, par sa profonde amitié et sa virtuosité vocale gémellaire, qu’il restera dans les souvenirs personnels et dans les annales beaunoises.

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L'Olimpiade de l'Ensemble Matheus au Festival de Beaune
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Que dire de l’Olimpiade de Vivaldi, que l’Ensemble Matheus interprète le lendemain soir dans la resplendissante Cour des Hospices, grâce à une superbe météo ? Tout en reconnaissant l’excellente qualité d’orchestre et l’inaltérable entrain de son chef dans cet écrin exceptionnel, fidèles à leur niveau, on reste quelque peu circonspect. En effet, l’œuvre déjà donnée au Théâtre des Champs-Élysées en 2022 et reprogrammée à l’occasion des JO de Paris 2024, déconcerte par moments par une flagrante l’inégalité des solistes. Ana Maria Labin trône au-dessus de la mêlée en forme olympique, surclassant ses collègues à force doses de vocalises inspirées. Sa maîtrise technique, mais aussi celle de la partition, que certains de ses collègues peuvent lui envier, lui permet cette particulière complicité avec Jean-Christophe Spinosi, produisant ainsi les meilleurs moments du spectacle. Si c’est elle qui fait ainsi le ravissement général, on note aussi le timbre déjà très émouvant du jeune contre-ténor Rémy Brès-Feuillet dans le rôle-clé de Mégacle.

Le week-end beaunois se clôt sur la troisième scène remarquable de la cité bourguignonne : la Basilique Notre-Dame accueille dimanche soir Didon et Énée de Purcell avec tout ce que les Arts Florissants et leur pépinière, le jeune Jardin des Voix, ont à offrir de meilleur. L’orchestre est volontairement succinct, absolument adapté au cadre : outre William Christie qui incarne la perfection aux claviers, sept cordes et deux bois suffisent pour donner à la soirée une coloration maximale, en compagnie des neuf choristes d’excellence, dont certains sont également solistes aux côtés des deux rôles-titres. Et quel spectacle ! On chante par cœur, on joue, on danse, on rit, on souffre, on s’amuse dans tous les détails requis par cette partition si incroyablement diverse : chaque grain de poussière semble à sa place dans ce qui n’est plus réellement une version concertante mais quasi scénique d’un opéra baroque.

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William Christie et les Arts Florissants au Festival de Beaune
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Les voix sont un pur régal. Si Renato Dolcini est un Énée solide, on lui a confié aussi le rôle de la première sorcière, étonnant procédé, capable cependant de montrer l’ambivalence du personnage dans son abandon de l’aimée. Et il faut vraiment ne pas avoir de cœur pour délaisser cette Didon : Helen Charlston est magistrale dans son rôle, qu’elle investit déjà avec toute la maturité d’une grande voix. Son timbre est inimitable : s’il s’agissait d’un rouge de Bourgogne, ce serait un Monthélie, concentré et d’une suavité racée et épicée. Outre sa tessiture extrêmement fondue de mezzo, elle explore pour sa Didon toute son expressivité, qui va d’une timidité virginale à la colère altière et, bien sûr, au pathos du lamento final, « When I am laid in earth », dont la sobriété aussi intense que contenue procure toute l’émotion. À cette voix majestueuse s’oppose le charme exquis et pétillant du soprano d’Ana Vieira Leite en Belinda (« Pursue thy conquest, Love »), ou le ténor séduisant de Bastien Rimondi dans le Prélude, l’ode Celestial music did the Gods inspire.

Le chœur est un ensemble de solistes remarquables qui savent s’écouter et changer de registre à propos : vigoureusement, le ténor de Jacob Lawrence en marin entraîne ses camarades et le public dans des tavernes qu’on imagine être celles de Londres ou d’Amsterdam. Du côté de l’orchestre, tandis que les flûtes de Sébastien Marq et de Pier Luigi Fabretti se déchaînent dans des souffles délurés dignes de sorcières, Felix Knecht déploie une particulière sensualité dans la « Chaconne » de la fin du premier acte.

Le bouquet beaunois de 2023, on le voit, a séduit son public aussi averti que fidèle, en lui procurant des sensations et émotions qui nourriront ses souvenirs durablement.


Le séjour de Beate a été pris en charge par le Festival International d'Opéra Baroque et Romantique de Beaune.