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Pour la fin de saison de la Monnaie, Àlex Ollé se casse quelque peu le Nez

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Bruxelles. La Monnaie. 29-VI-2023. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Le Nez, opéra en trois actes, opus 15 sur un livret du compositeur en collaboration avec Yevgeny Zamiatine, Georgy Ionin, Alexander Preys, d’après la nouvelle éponyme de Nicolas Gogol. Mise en scène : Àlex Ollé. Décors : Alfons Flores. Costumes : LLuc Castells. Éclairages : Urs Schönebaum. Avec : Scott Hendricks : Platon Kuz’mich Kovalyov ; Nicky Spence : le Nez; Alexander Roslavets : Ivan Yakovlevich, le directeur du journal, le médecin ; le premier policier ; Giselle Allen : Praskov’ya Osipovna, la dame respectable, la mère ; Anton Rositskyi : Ivan le valet, le chef de police-assistant, le ténor dans la cathédrale, le vieil homme, le colonel ; Alexander Krevets : l’inspecteur de police, l’eunuque ; Natascha Petrinsky : Pelageya Grigo’yevna Podtochina, la Comtesse; Eir Inderhaug : la fille de Madame Podtochina, la soprano dans la cathédrale, la vendeuse de bretzels ; solistes de la MM Academy, solistes et chœurs de la Monnaie, préparés par Jori Klomp ; Orchestre symphonique de la Monnaie, direction : Gergely Madaras

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La Monnaie referme sa saison avec Le Nez de Dimitri Chostakovich, dans une mise en scène oscillant entre prosaïsme et invention, entre hilarité et vulgarité d'.

Publiée, entre autres, au sein du recueil des Nouvelles de Saint-Pétersbourg, le récit Le Nez, mi-fantastique mi-grotesque de narre la mésaventure du fonctionnaire Platon Kuz'mich Kovaliov : celui-ci se réveille un beau matin, après une visite chez le barbier Yvan Yakolevtich, dépourvu de son appendice, lequel prend rapidement son autonomie et du galon dans l'administration…. avant d'être arrêté par la police, et de regagner vaille que vaille, après bien des péripéties, la face de son propriétaire. Comme le dit l'auteur en épilogue « On a beau dire, des aventures de ce genre, en ce monde, c'est rare…mais ça arrive ! »

Un petit siècle plus tard, Chostakovitch à peine âgé de vingt et un ans, pour son premier opéra, porte son dévolu sur cette nouvelle étrange et l'adapte en livret avec notamment le concours d'Yevgevni Zamiatine – le génial auteur du roman d'anticipation Nous autres. Rarement, Chostakovitch atteindra ce degré de modernisme délibéré, persifleur et presque agressif dans son langage : l'on songe évidemment aux partitions de l'avant-garde germanique de la même époque (les opéras des jeunes loups Hindemith ou Krenek), avec, ici en prime, quelques surprises absolues : le grand intermède au premier acte est confié aux seules percussions…trois ans avant la composition de la fameuse Ionisation d'Edgar Varèse, ou ailleurs, l'effet de « collage » de l'orchestration polystyliste demeure même avec un siècle de distance, assez sidérant, notamment par l'utilisation d'instruments populaires russes (quatre dombras, deux balalaïkas ou encore la scie musicale remplacée ce soir par un flexatone). Visionnaire et franc-tireur, le compositeur devra bien évidemment essuyer les critiques assassines des autorités soviétiques toujours à la vaine recherche d'un art populaire « réaliste socialiste » éloigné du « formalisme bourgeois » (sic).

95 ans après la composition de ce petit bijou d'acidité aussi surréaliste que corrosive, la Monnaie l'inscrit enfin à son répertoire et en confie, en collaboration avec l'Opéra Royal de Copenhague, la réalisation scénique à (la Furia del Baus), déjà fêté in loco pour le Grand Macabre de Ligeti en 2009 ou plus récemment, pour l'Œdipe d'Enesco ou la création mondiale du Frankenstein de Grey. Il est accompagné de deux de ses collaborateurs les plus récurrents, pour les décors et pour les costumes.


Cette équipe de choc transpose à notre époque l‘action, fait fi de l'esprit satirique au premier degré tant de la nouvelle originale – moquant la prétention oiseuse de l'administration tsariste et l'atmosphère étouffante de Saint-Pétersbourg – ou du livret, caricaturant les travers de la bourgeoisie et plus indirectement ceux des apparatchiks du Parti. Elle joue ainsi la carte d'une lecture actualisée avouons-le parfois très éloignée des didascalies originales, oscillant au gré de changements de décors virtuoses, entre l'humoristique et l'à-peine subliminal… Peut-être à force de vouloir dénoncer les travers actuels de notre société axée sur le buzz et le permanent spectacle, y compris par la moquerie de toute infirmité, Ollé perd-il le fil dramaturgique de l'ouvrage et rate-t-il quelque peu sa cible.

Kovaliov est ici un homme politique en campagne dont l'image est ruinée tant par le ridicule de sa nouvelle figure mutilée que par l'ombre portée de son soudain populaire tarin ; – lequel prend dès lors, un aspect humanoïde en parfait costume trois pièces, brouillant ainsi les pistes. Le barbier, ce mutilateur involontaire, est moqué tant par une épouse, ici nymphomane et vénale, que par la police aux abois – mais pourquoi diable un des policiers bedonnant doit-il au gré de la poursuite de l'insaisissable pif, s'exhiber en sous-vêtements féminins bariolés ? De même les journaleux de service, sertis de langes-culottes ou de slips-bretelles, semblent ici se prélasser et attendre avec délice et fainéantise les prochains « chiens écrasés ». Au dernier acte, la Madame Podotchina – et sa fille – évoluent dans un monde parallèle (et bizarrement passéiste quant à leurs attributs vestimentaires) à celui du malheureux anti-héros défiguré.


Par cet univers sans queue ni tête, Ollé veut porter un regard oblique sur notre actuelle réalité sociétale. Soit, mais pourquoi dès lors un tel prosaïsme dans l'évocation ? Le domestique Ivan comme l'épouse du barbier rivalisent de vulgarité consommée, les rives de la Neva ont des allures de campement SDF, c'est dans un terminal bondé d'aéroport à l'heure des grandes transhumances estivales que le Nez tente de semer la police ; une foule servile et vindicatrice amassée le long de barrières Nadar comme lors d'un meeting politique, tente d'apercevoir, en fin de parcours, une dernière fois l'organe olfactif en vadrouille, avant sa capture définitive. Et enfin il y a enfin ces appendices nasaux démesurés et quasi phalliques, flanqués au milieu de la figure, tant du malheureux Kovalyov, que de tous ses collaborateurs lors de l'épilogue bureaucratique : tels celui de Pinocchio, pourraient-ils peut-être encore davantage s'allonger à chaque mensonge politicien ? Mystère…


Tout cet univers trouble, cette « réalité onirique » se situe à l'extrême limite du cauchemar voire, comme sans doute l'évoquent les couleurs kaléidoscopiques des costumes et de certains éléments de décor, d'un « bad trip » sous acide avec un tel foisonnement de détails. On est tellement loin de la réalité première du récit, qu'après deux visions de ce spectacle, certes total mais hautement déconcertant, nous ne sommes pas certains d'en avoir saisi toutes les subtilités et restons assez perplexe face à certains « écarts » eu égard au livret et à l'original gogolien.

Ollé peut heureusement compter sur la très belle conception visuelle du décorateur , bien plus éloquente. Les ramifications proliférantes et emberlificotées d'un décor végétal menaçant, révèlent au hasard de leurs métamorphoses et des projections lumineuses d'Urs Schönbaum tantôt une multitude de messages scripturaux, tantôt une perspective surnaturelle où s'inscrivent en filigranes visages fugaces ou éléments transitoires de décors. Autre réussite visuelle, l'échange verbal en la cathédrale entre le Nez et son propriétaire se déroule par le truchement d'un monumental crucifix lumineux fluo aux allures troubles, morbides et kafkaiennes – on songe à la parabole de la Loi narrée à Joseph K. par l'aumônier au pénultième chapitre du Procès.


La distribution s'avère, quant à elle, extraordinairement convaincante : il convient de fêter comme il se doit tant le baryton américain , parfaitement crédible en Kovalyov, le dépossédé, rivalisant de prouesses vocales au fil de l'éreintante partition, avec de surcroît une prononciation a priori excellente du russe, que le ténor écossais , son « double » nasal, de timbre délibérément acidulé et tranchant dans l'aigu, incarnant ainsi l'aspect subversif, imposteur et presque diabolique du « personnage ». Mais pour les quelques quatre-vingt rôles exigés par la partition, la Monnaie a très justement composé une véritable équipe : chaque voix soliste de premier plan incarnant de manière diversifiée et convaincante au minimum deux ou trois personnages, les très nombreux petits rôles ponctuels étant dévolus aux solistes du chœur. Au sein de cette distribution pléthorique, mentionnons le fébrile ténor russe , incarnant avec une insolente auto-dérision, outre une voix surgie de nulle part dans la cathédrale, un très servile et désopilant valet Ivan, prenant entre autres exemples, sa douche dos au public dans le plus simple appareil, aux accents de la romance de Smerdiakov (d'après le texte des Frères Karamazov de Dostoïevski)…, ou Ivan Roislavets basse bielorusse à la voix particulièrement protéiforme et d'une stupéfiante agilité dans les registres les plus extrêmes – outre un étonnant sens de la projection sonore -idéal tantôt en barbier malhabile tantôt en éditeur du journal véreux, en médecin incompétent ou encore en policier très scrupuleux.

Côté féminin, Gisellle Allen incarne avec une égal bonheur une Preskovya, épouse du barbier, d'une trivialité désopilante et d'une irrésistible présence vocale ou plus loin, à l'opposé, la mère ou une respectable dame. La prestigieuse mezzo autrichienne , tient les rares rôles de tessiture médiane de la distribution ; elle est très crédible en vieille comtesse comme en mère Podotchina, la présumée persécutrice. C'est la soprano norvégienne d'une puissance parfois stratosphérique dans l'aigu qui incarne non seulement la fille de la marâtre mais aussi la voix angélique dans la cathédrale ou la petite vendeuse de bretzels à l'aéroport. Il convient aussi, pour des apparitions plus fugaces, de mentionner outre le ténor ukrainien (en chef de la police et en eunuque), deux artistes belges régulièrement invités à la Monnaie Kris Belligh et et quelques lauréats de la MM Academy, comme Lucas Cortoos, ou . Les chœurs préparés par sont excellents tant individuellement que collectivement ; leur engagement purement vocal n'a d'égal que leur présence scénique souvent complètement déjantée et délibérément subversive, en total accord avec la vision du metteur en scène .

Enfin, il convient de saluer comme il se doit la direction musicale non seulement enlevée et percutante, mais aussi très attentive à la réalisation des moindres détails de . Le jeune chef, bien connu pour son remarquable travail à la tête de l'Orchestre philharmonique royal de Liège, rappelle qu'il est aussi un excellent chef d'opéra (ce dont il témoignait déjà, voici un an, lors de la réhabilitation, dans un tout autre registre esthétique, de la Hulda de César Franck) : il possède, outre la maîtrise de son plateau, et le soutien apporté à chaque voix, une battue très précise doublée d'une précision indéfectible dans la distribution des attaques ; et surtout il y a ce sens de la courbe globale de la partition et de la gestion quasi épique de la narration et du temps musical. Il a pu compter sur un nombre appréciable de répétitions pour permettre à l'orchestre – en très grande forme – de se familiariser à la foisonnante et coruscante partition et d'en juguler toutes les apparentes incongruités, obéissant, tel le Nez libertaire, à leur propre logique musicale. En outre, dans un souci de continuité dramatique au fil de ce spectacle sans entracte, a été réhabilité, pour unifier les deuxième et troisième actes et en guise d'intermède, un fragment symphonique composé en marge de l'œuvre, récemment retrouvé et édité seulement en 2017. Jamais exécuté jusqu'à ce jour, il est donné durant ces représentations en première mondiale.

En conclusion, avec une telle équipe musicale, face à certaines errances d'un que l'on a connu plus inspiré et directif, et pour cette création in loco du Nez, l'intendance de la Monnaie n'a pas manqué de flair !

Crédits photographiques © la Monnnaie Bernd Uhlig

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