Le propre du Nez de Gogol est de montrer l’irruption de l’absurde dans la vie quotidienne pétersbourgeoise, et l’angoisse que provoque l’indifférence des autres au malheur d’autrui. C'est ainsi que le barbier Ivan Iakovlevitch découvre dans un petit pain qu’il s’apprête à manger un nez qui – il l’ignore – appartient au major Kovaliov, l’un de ses clients. Le major, souhaitant déclarer la disparition de son organe, verra l'employé du journal refuser de publier son annonce et lui conseiller d’aller voir un médecin, tandis que personne ne s’émouvra de voir le Nez revêtu d’un uniforme de Conseiller d’Etat, faisant ses dévotions dans la cathédrale de Kazan. Le nez sera retrouvé par un policier alors qu’il s’apprêtait à fuir la ville en calèche et sera ramené à Kovaliov. Après plusieurs tentatives infructueuses pour le remettre en place – et ce compris avec l’aide d’un médecin –, le noble appendice réapparaîtra un beau matin bien à sa place sur le visage du protagoniste.

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Le Nez à La Monnaie
© Bernd Uhlig

Pour cette grande première à La Monnaie (l'opéra conçu par Chostakovitch d'après la nouvelle de Gogol n'y avait jamais encore été représenté), le metteur en scène Àlex Ollé commence par faire du fonctionnaire Kovaliov un homme politique obsédé par la conquête du pouvoir. Il opte aussi pour un parti-pris symbolique et psychanalytique : le nez symbolise ici le phallus. La perte de cet organe – dans le prologue, on nous montre le barbier tranchant le nez du major – est donc assimilée à l’impuissance et à la honte qu’elle entraîne, d’autant qu’Ollé situe l’action dans un univers hypersexualisé.

C’est ainsi que dans la première scène, la femme du barbier quitte la couche de son amant (qui apparaîtra ensuite à plusieurs reprises assez à l’étroit dans un réfrigérateur) pour aller vertement morigéner son mari qui lui annonce la découverte du nez. Nous aurons aussi droit à un employé du journal et des clients portant certes chemise et cravate mais n’arborant quant au reste qu’un slip, des chaussettes maintenues en place par des fixe-chaussettes et des chaussures. Où est passé le pantalon ? Mystère – et on vous épargne les religieuses aux fesses à l’air.

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Le Nez à La Monnaie
© Bernd Uhlig

Ollé a en revanche raison de prendre au sérieux la violence des rapports entre personnages. Mais la façon dont il l’exprime est outrancière, comme lorsqu’il représente Ivan, le valet de Kovaliov, en slip et vêtu d’un collier SM. Le pire est atteint au début du troisième acte quand une malheureuse marchande de craquelins subit un viol collectif de la part de policiers. Honnêtement, tout cela pèse des tonnes.

En dépit des beaux décors oniriques d’Alfons Flores et des costumes assez criards mais sympathiques de Lluc Castells, la mise en scène aura donc fait monter la moutarde au nez de plus d’un spectateur. Fort heureusement, la partie musicale est à l'inverse une exceptionnelle réussite. Commencé en 1927 par un Chostakovitch de 21 ans, terminé l'année suivante et représenté pour la première fois en 1930, Le Nez est un témoignage des dons extraordinaires et de l’audace d’un jeune compositeur baignant encore dans l’atmosphère tolérante des années 1920 en URSS. Chostakovitch connaissait certainement les œuvres de Krenek, Schönberg, peut-être même Webern, et surtout le Wozzeck de Berg dont le sprechgesang (parler-chanter) transparaît clairement dans une musique à peu près sans arias.

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Le Nez à La Monnaie
© Bernd Uhlig

On remarquera le rôle exceptionnellement important des percussions dans l’orchestre, avec pas moins de onze percussionnistes, en particulier dans l’extraordinaire entracte précédant la deuxième scène et qui leur est confié exclusivement. Nous tenons donc ici, trois ans avant Ionisation de Varèse, la toute première pièce pour percussions seules de la musique savante occidentale.

D’une distribution aussi homogène que pléthorique (40 chanteurs pour 80 rôles), il convient de détacher les formidables Scott Hendricks (Kovaliov), Nicky Spence (le Nez), Alexander Roslavets (le barbier) et Anton Rositskiy (le valet). Le premier, habitué de la scène bruxelloise, met son chaleureux baryton au service d’une fine incarnation de ce personnage falot complètement dépassé par les événements. Nicky Spence utilise son ténor à l’aigu aisé pour incarner un Nez sûr de lui et prétentieux. La basse Alexander Roslavets nous offre un Ivan Iakovlevitch plein de caractère, aussi surpris de tomber sur ce nez venu d’on ne sait où qu’involontairement comique dans ses tentatives avortées de se débarrasser en douce de l’indésirable objet. Quant au ténor Anton Rositskiy, il incarne à la perfection le valet Ivan, aussi veule que bête.

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Le Nez à La Monnaie
© Bernd Uhlig

Il faut enfin féliciter Gergely Madaras qui conduit cette partition complexe avec dynamisme, subtilité et une infaillible précision. À la tête d’un orchestre scintillant et d’un chœur sensationnel, le chef hongrois pare la musique de Chostakovitch des plus belles couleurs, compensant le manque de nuances de la mise en scène.

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