C’est une soirée de première comme on en vit rarement à l’Opéra de Paris : aucune huée au rideau final, mais au contraire un véritable triomphe pour absolument tous les artisans de ce succès, metteur en scène inclus (c’est lui et son équipe qui, généralement, essuient le mécontentement du public…) et jusqu’aux techniciens, les premiers à être venus saluer. Les raisons de ce succès ? Une soirée où l’on a eu le sentiment assez rare d’avoir vu tout à la fois l’œuvre respectée, dans toutes ses composantes, et une proposition scénique qui s’affranchit salutairement des tous les procédés qui, sous couvert de modernité, sont proposés actuellement bien trop souvent sur presque toutes les scènes lyriques.

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Roméo et Juliette
© Opéra national de Paris | Vincent Pontet

Quand le rideau se lève, une scène de bal chez les Capulets, en costumes et dans un décor qui en met « plein les yeux ». On découvre en effet un escalier géant (une réplique de celui du palais Garnier) qui, grâce à un plateau tournant, permettra de délimiter efficacement différents espaces et de créer des ambiances différentes : d’un côté le luxe du palais des Capulet ; de l’autre, les rues où prospère la misère et où l’on meurt de la peste. Les recoins les plus sombres situés sous l’escalier seront sollicités pour évoquer le lieu secret dans lequel est célébré le mariage de Roméo et Juliette (une barque, frère Laurent apparaissant comme le « passeur » conduisant les amants vers un ailleurs fallacieusement prometteur) ou encore le tombeau de Juliette (splendide tableau final où Juliette en robe blanche, repose sur un lit funéraire couvert de bougies). Passée une première partie où le plateau tourne un peu trop et un peu trop systématiquement, la mise en scène de Thomas Jolly réussit la gageure de renouveler notre vision du drame tout en le respectant absolument, donnant à voir certains tableaux saisissants : la rencontre entre les deux amants qui échangent de façon badine en effectuant des pas de danse, la fausse mort de Juliette, les scènes de combat (éblouissantes de virtuosité et de réalisme), la mort des amants, bouleversante de simplicité, sont autant de tableaux qu’on n’oubliera pas.

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Roméo et Juliette
© Opéra national de Paris | Vincent Pontet

Notons que la réplique finale des amants (« Seigneur, pardonnez-nous ! ») est supprimée, l’œuvre s’achevant sur l’ultime « Je t’aime ! » de Juliette. Rare (et légère) atteinte à l’intégrité de la partition : musicalement, c’est une version très complète que l’on entend. La scène du cortège nuptial et l’épithalame sont maintenus, de même qu’une partie du ballet, très applaudi, dont l’intégration a paru parfaitement naturelle : des créatures fantomatiques, doubles effrayants de Juliette, venant de boire le narcotique, effectuent une danse inquiétante dans ce qui pourrait être une vision cauchemardesque de la jeune fille sombrant dans le sommeil. À la tête d’un orchestre tout à la fois précis et prodigue de couleurs mais aussi de chœurs impliqués comme rarement, vocalement et scéniquement, Carlo Rizzi convainc et remporte un franc succès. Si l’on a entendu entrée en matière plus saisissante (les premières mesures du prologue n’ont pas tout à fait la véhémence et la noirceur attendues), sa direction ménage habilement la progression dramatique et met en lumière toute l’émotion et toute la poésie que recèlent les splendides duos d’amour.

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Le mariage
© Opéra national de Paris | Vincent Pontet

Vocalement, la barre est placée très haut ! Les seconds rôles se distinguent par leur très grande homogénéité. Mentions spéciales à la Gertrude de Sylvie Brunet-Grupposo, au Tybalt de Maciej Kwaśnikowski, décidément excellent et à qui l’on ferait bien de confier dorénavant des rôles plus importants, ainsi qu’au duc de Jérôme Boutillier qui confère aux répliques de ce personnage secondaire mais essentiel toute l’autorité nécessaire. En page Stéphano, Lea Desandre virevolte, vocalement et scéniquement, et émeut lorsque le personnage prend conscience de la catastrophe qu’il a suscitée. Tour à tour nostalgique, brutal, protecteur, Laurent Naouri, en très bonne forme vocale, incarne au mieux les différents facettes du vieux Capulet, tandis que Jean Teitgen est un frère Laurent pétri d’humanité, hiératique dans la scène du mariage, tout à la fois sombre et rassurant dans son air du IV  (« Buvez donc ce breuvage »), superbement phrasé. Huw Montague Rendall, dont il faut souligner la parfaite intelligibilité du français, est  un excellent Mercutio, remarquable pour ses qualités de chanteur mais aussi de comédien.

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Benjamin Bernheim (Roméo), Elsa Dreisig (Juliette)
© Opéra national de Paris | Vincent Pontet

Reste le couple éponyme, longuement acclamé. C’est à Elsa Dreisig qu’échoit le rôle difficile de Juliette, qui doit passer de l’insouciance juvénile de ses premières apparitions au lyrisme enflammé des duo d’amour, puis au dramatisme sombre de l’air du quatrième acte. Parfaitement crédible dans le personnage, Elsa Dreisig possède une fraîcheur de timbre qui la rend particulièrement brillante dans l’acte du bal, avec une élégante et virtuose entrée en scène – même si la chanteuse choisit la version sans contre-ré de sa périlleuse vocalise. Le timbre manque peut-être un peu d’épaisseur pour le difficile air du poison, mais elle en possède les graves ; et surtout, la chanteuse fait preuve d’une belle projection vocale mais aussi d’un engagement total, physique, vocal, qui balaie toute réserve. Le portrait dessiné est in fine parfaitement convaincant et très émouvant. Benjamin Bernheim, en Roméo, est quant à lui un modèle de style, d’élégance, de diction, de musicalité. Juvénile, fougueux, tendre, désespéré, son Roméo emporte les cœurs… et l’adhésion du public qui, comme pour son superbe Faust, lui réserve une impressionnante ovation.

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