A Strasbourg, une Turandot sans happy end

- Publié le 16 juin 2023 à 18:25
Brillamment orchestré, le spectacle d'Emmanuelle Bastet est l'écrin de la formidable princesse d'Elisabeth Teige. Dirigeant le finale complet d'Alfano, Domingo Hindoyan se révèle vrai chef de théâtre.
Turandot de Puccini

Turandot, au début, n’est qu’une gigantesque image de star hollywoodienne, au milieu d’enseignes lumineuses, dans une rue de quelque ville chinoise. La foule suit sur ses smartphones l’exécution du prince de Perse. C’est la Chine d’aujourd’hui, gouvernée par les uniformes, dont le peuple n’est que la victime fascinée du pouvoir des images et des images du pouvoir. La Chine de la technologie inquisitrice, de l’implacable endoctrinement, où les jeunes pionnières défilent au pas.

Emmanuelle Bastet a-t-elle oublié la Chine légendaire ? Non : l’une est le miroir de l’autre. Les trois ministres devenus businessmen rivés à leurs tablettes gardent leur nostalgie d’une vie bucolique Et, surtout, l’opéra reste l’histoire d’un traumatisme douloureusement réactivé face à un désir conquérant. A partir du deuxième acte, d’ailleurs, le décor est nu, huis clos cadenassé, lieu d’un double enfermement : celui du peuple asservi, celui de la princesse incapable d’aimer. Le happy end triomphal n’est qu’une illusion, le lit nuptial un champ de souffrance – et peut-être, à nouveau, d’un viol. A la fin, Turandot repart dans sa nuit, Calaf n’aura aimé qu’un fantasme, tout recommencera. Vision pessimiste, où personne ne peut rompre ses chaînes.

Lumières éloquentes

La production est brillamment orchestrée, la direction d’acteurs, personnages ou chœur, rigoureusement affûtée. Emmanuelle Bastet sait entretenir une tension, jusque dans les passages comiques, dont elle perce toute l’ambiguïté. Les lumières de François Thouret ne sont pas moins éloquentes, ni la vidéo d’Eric Duranteau : elles participent de la dramaturgie. Et les moments forts ne manquent pas, tel le face-à-face entre la princesse et l’esclave.

Strasbourg a choisi la version originelle du finale d’Alfano, dont Toscanini ne voulut pas et qu’Antonio Pappano a récemment enregistré. Plus cohérente dramatiquement et psychologiquement, elle rallonge le troisième acte et met à la peine le couple impossible. Cela ne gêne pas Elisabeth Teige, Arturo Chacon-Cruz assure. Senta incandescente à Bayreuth, la Norvégienne incarne une Turandot comme on en entend peu aujourd’hui. L’opulence du timbre, l’éclat fier de l’aigu, l’homogénéité de la tessiture, la puissance de la voix vont de pair avec une grande ductilité de l’émission, permettant de soutenir et de colorer une ligne raffinée. Ainsi émergent, au-delà de la cruauté, les fragilités de la princesse.

De Calaf, qu’il aborde pour la première fois, le ténor mexicain n’a peut-être pas le bronze, mais il en a l’ardeur. La voix s’est corsée sans perdre sa souplesse et il ne s’époumone pas dans le passage – la pierre d’achoppement de beaucoup de Calaf. L’aigu, certes se tend un peu à son extrémité, sans nuire toutefois à la qualité du phrasé. Et ce prince, s’il est conquérant, vit douloureusement une passion qui, ici, le dépasse et le détruit.

Figure sacrificielle

Adriana Gonzalez, si l’on pourrait souhaiter davantage de rondeur sensuelle dans le timbre, irradie en figure sacrificielle, éperdue mais rien moins que mièvre, épanchant son amour en une ligne à la fois ferme et subtile, avec des pianissimi aigus de rêve. Le reste de la distribution tient son rang, à commencer par l’empereur inflexible du vétéran Raul Gimenez, sanglé dans son uniforme blanc, et les trois ministres – mais le Ping d’Alessio Arduini, compère du Pang de Gregory Bonfatti et du Pong d’Eric Huchet, n’a pas le cantabile assez velouté pour « Ho una casa nell’Honan », Mischa Schelomianski manque de relief en Timur, le jeune et prometteur Andrei Maksimov reste un peu vert en Mandarin.

A la tête d’un orchestre investi et d’un chœur (Strasbourg et Dijon) vaillant, Domingo Hindoyan se révèle vrai chef de théâtre, mais restitue aussi les couleurs de l’orchestre puccinien, avec de belles atmosphères, notamment au troisième acte, magnifique.

Turandot de Puccini. Strasbourg, Opéra national du Rhin, le 13 juin. Représentations à Strasbourg jusqu’au 20 juin, puis à Mulhouse les 2 et 4 juillet. 

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