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Opéra national du Rhin
06/09/2023 -  et 11, 13*, 15, 17, 20 juin (Strasbourg), 2, 4 juillet (Mulhouse) 2023
Giacomo Puccini : Turandot
Elisabeth Teige (Turandot), Adriana González (Liù), Arturo Chacón‑Cruz (Calaf), Mischa Schelomianski (Timur), Raúl Giménez (L’Empereur Altoum), Alessio Arduini (Ping), Gregory Bonfatti (Pang), Eric Huchet (Pong), Andrei Maksimov (Un mandarin), Nicolas Kuhn (Le Prince de Perse)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Chœur de l’Opéra de Dijon, Anass Ismat (chef de chœur), Maîtrise de l’Opéra national du Rhin, Luciano Bibiloni (directeur artistique et musical), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Domingo Hindoyan (direction musicale)
Emmanuelle Bastet (mise en scène), Tim Northam (décors), Véronique Seymat (costumes), François Thouret (lumières), Eric Duranteau (vidéo)


(© Klara Beck)


Pour un théâtre de taille intermédiaire comme l’Opéra national du Rhin, monter Turandot de Puccini est un vrai défi, pas souvent relevé. La merveilleuse mise en scène de Jean‑Pierre Ponnelle, en 1976, sous la direction rutilante d’Alain Lombard, est restée l’un des jalons les plus prestigieux de l’histoire de la maison. J’ai eu la chance d’y assister, alors tout jeune apprenti lyricophile, et j’en garde encore aujourd’hui un souvenir ébloui. En revanche la production suivante, signée en 2001 par Renate Ackerman, n’a pas laissé grande trace, trop minimaliste, et surtout commettant l’erreur sacrilège de cantonner le plus souvent le chœur en coulisses, faute de suffisamment de place laissée disponible sur la scène, encombrée par un énorme décor en spirale.


En 2023, les contingences d’espace sont restées les mêmes, autant pour la fosse (l’orchestre de Puccini en déborde jusqu’au premier étage, dans les loges d’avant‑scène) que pour le plateau, qui n’est ni petit, ni vraiment grand. Quand il faut loger jusqu’à cent personnes là‑dessus, il n’y a plus beaucoup de place pour bouger, et on reste admiratif des solutions trouvées par la metteuse en scène française Emmanuelle Bastet et par le scénographe britannique Tim Northam pour que le résultat ne paraisse jamais ni trop contraint, ni trop fouillis. Le premier tableau est certes encombré, restitution crasseuse et transpirante d’une Chine actuelle suréquipée technologiquement, quadrillée par l’omniprésence d’une police de régime totalitaire. La surpopulation guette à tel point que pour animer de telles masses, Emmanuelle Bastet n’a très vite pas d’autre solution que faire tourner tout le monde en rond. Mais, stratagème efficace, cette giration s’effectue autour d’une grande lune livide projetée sur le sol, objet d’adoration et de liesse collective. Les coulisses latérales, mobiles, facilitent des entrées et sorties rapides, ces nombreuses parois servant aussi d’écrans d’appoint, pour un usage très pertinent de la vidéo  d’abord de grands encarts publicitaires verticaux, on se croirait dans Blade Runner, puis des images des yeux et du corps d’une princesse Turandot à la fois lointaine et d’une proximité virtuelle hautement troublante. Une présence insistante, propre à faire tourner, puis tomber, de multiples têtes.


Assez vite, le cadre se resserre, la scène des énigmes de l’acte II, très quadrillée, s’inspirant des grandes parades populaires, courantes en Chine et en Corée du Nord, à fins de culte de la personnalité. Foule uniformément alignée, enfants‑pionniers bien disciplinés, Empereur Altoum surchargé de décorations dont la vidéo démultiplie les images... là encore tout fonctionne bien. Quant à l’acte III, dans un dispositif dépouillé, simple boîte grise aux murs nus, il regroupe toute l’action autour d’un lit nuptial hautement symbolique, sur lequel Turandot dort (sic) pendant le « Nessun dorma » de Calaf, puis sur lequel Liù se suicide.


Une lecture de toute façon respectueuse du livret, la transposition d’époque ne gênant jamais, et permettant d’éviter prudemment les chinoiseries de pacotille. Seuls les trois ministres, par ailleurs nantis de trottinettes électriques, fauteuils de bureau à roulettes, tablettes et ordinateurs portables dont ils font un réjouissant usage bureaucratique détourné, ont droit à un peu de Chine traditionnelle : une séance délassante de calligraphie sur un long rouleau de papier, ou encore un joli ballet autour d’une étoffe de tulle vaporeuse longuement déployée dans les airs, le seul défaut de cette agitation étant d’induire de nombreux flottements musicaux dans le trio vocal, le chef ne pouvant plus guère exercer son emprise sur des chanteurs aussi continuellement remuants et dispersés.


D’un spectaculaire pragmatiquement mesuré, mais bien présent, ce travail d’Emmanuelle Bastet ne se limite pas à créer de belles images et à aligner des gadgets technologiques. D’autres virtualités y apparaissent en filigrane. Ce ne sont pas des supplices physiques qui torturent la tendre Liù, mais bien de voir Calaf en aimer durablement une autre. Cette princesse Turandot qui, elle, tente par tous les moyens d’échapper à son destin d’héritière officielle, monnaie d’échange dans les traités d’alliance et procréatrice dynastique obligée. Quant à Calaf, obnubilé par un désir sexuel dévorant, il paraît plutôt encombrant : un prétendant brutal, qui finit par agresser sans ménagement sa proie, passée un moment à sa portée mais qui en définitive va lui échapper, en se dissolvant littéralement dans l’obscurité de l’arrière de la scène. La fin reste donc ouverte : vraisemblablement ces deux‑là ne seront pas heureux ensemble, et n’auront pas beaucoup d’enfants... Tout juste éveillée à l’amour, Turandot a‑t‑elle désormais décidé de vivre sa féminité autrement ?


Outre cette lecture particulière, la dernière demi‑heure déstabilise aussi par un texte musical différent : la première proposition de Franco Alfano pour compléter l’ouvrage, quand il s’est agi d’en proposer une version achevée. Cette version dite « Alfano 1 » n’est restée longtemps connue que par quelques initiés (la soprano britannique Josephine Barstow l’avait incluse dès 1990 dans l’un de ses récitals, chez Decca), jusqu’à ce que, tout récemment, Antonio Pappano l’utilise aussi à Rome pour l’intégrale discographique réunissant Jonas Kaufmann et Sondra Radvanovsky. Contrairement à la version « Alfano 2 », devenue usuelle mais qui n’est qu’un patchwork au plus juste des fragments laissés par Puccini à sa mort, il s’agissait d’une proposition plus complète, où Alfano n’avait pas hésité à rajouter de la musique de son cru pour combler les vides. Ces inserts, qui ne font rien pour cacher qu’ils ont été écrits par quelqu’un d’autre, restent de bonne facture, avec des techniques d’orchestration qui font parfois penser à Korngold, et ils donnent certainement davantage de cohérence dramatique au dénouement. Le chœur final y est aussi nettement plus original que la simple reprise littérale de l’air « Nessun dorma » à laquelle Alfano avait dû finalement se résigner. Réhabiliter aujourd’hui cet hybride est une bonne idée, même si Arturo Toscanini, créateur de Turandot à la Scala de Milan en 1926, n’avait pas jugé à l’époque cette solution recevable, sans doute par fidélité à Puccini, ami intime depuis plus de trente ans.


La soprano novégienne Elisabeth Teige est aujourd’hui avant tout une Senta, une Brünnhilde et une Isolde de valeur, des aptitudes wagnériennes précieuses pour chanter Turandot, mais qui ne sont pas toujours suffisantes. Birgit Nilsson et Nina Stemme ont eu le même problème avant elle, et n’en ont pas moins incarné des princesses de glace d’une véritable légitimité. Ici on peut juger la proposition encore un rien brutale, manquant d’italianité, mais autant d’autorité dans les phrasés et autant de réserves de souffle restent exceptionnels. De quoi nous clouer souvent sur place, sans avoir trop envie de discuter. De surcroît, la comédienne est subtile, conférant une véritable crédibilité à son personnage d’héroïne blonde, aux allures de star de cinéma hollywoodien d’une autre époque. Face à un tel maelström, le Calaf du ténor mexicain Arturo Chacón‑Cruz tente de s’affirmer en jetant ses propres atouts dans la bataille : un beau timbre nourri et des aigus victorieusement dardés, longuement tenus, vaillance qui lui faisait semble‑t‑il un peu défaut lors de la première, mais qui là paraît se déployer sans contrainte. De très beaux aigus aussi pour la Liù d’Adriana González, piano, filés, émouvants, même si l’ensemble de la voix reste un peu trop robuste pour l’emploi. Le Timur de Mischa Schelomianski manque un peu de relief, les trois ministres ont de l’énergie vocale à revendre, et Andrei Maksimov est un Mandarin à haut potentiel. Quant à Raúl Giménez, déjà belcantiste raffiné il y a plus de trente ans, son Altoum aux allures de vétéran garde beaucoup d’impact.


Mais surtout la soirée est haussée au pinacle par Domingo Hindoyan, véritable chef de théâtre, qui donne en permanence l’impression de savoir exactement quel résultat il veut obtenir, et immanquablement l’obtient. Le chant n’est jamais couvert, les gradations dynamiques sont d’une rare subtilité, avec des crescendos anticipés de très loin, accumulations d’énergie qui enflent progressivement jusqu’à chauffer l’ensemble à blanc, mais seulement aux bons moments. Une lecture exceptionnelle, flamboyante à souhait, mais qui sait aussi prendre son temps, en laissant l’arabesque puccinienne se déployer à l’aise. Une passionnante occasion de redécouvrir l’Orchestre philharmonique de Strasbourg à son meilleur, et aussi d’apprécier un travail choral de haute volée, associant les forces réunies de l’Opéra national du Rhin et de l’Opéra de Dijon. A tous égards, les défis de Turandot ont été triomphalement relevés.



Laurent Barthel

 

 

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