Turandot (1926)
Opéra en trois actes de Giacomo Puccini (1858–1924)

Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni d’après Carlo Gozzi

Créé le 25 avril 1926 à la Scala de Milan.

Version avec le finale original complet de Franco Alfano.

Mise en scène : Emmanuelle Bastet
Direction musicale : Domingo Hindoyan

Scénographie : Tim Northam
Costumes : Véronique Seymat
Lumières : François Thouret

Turandot : Elisabeth Teige
Liù : Adriana Gonzalez
Calaf : Arturo Chacón-Cruz
Timur : Mischa Schelomianski
L’Empereur Altoum : Raúl Giménez
Ping : Alessio Arduini
Pang : Gregory Bonfatti
Pong : Eric Huchet
Le Mandarin : Andrei Maksimov

Chœur de l’Opéra national du Rhin
Chef de chœur : Hendrik Haas

Maîtrise de l’Opéra national du Rhin
Chef de chœur : Luciano Bibiloni

Chœur de l’Opéra de Dijon
Chef de chœur : Anass Ismat

Orchestre philharmonique de Strasbourg

Strasbourg, Opéra National du Rhin, dimanche 11 juin 2023, 17 h

La saison 2022–2023 de l'Opéra National du Rhin se conclut avec une Turandot de grande qualité dans une mise en scène construite par Emmanuelle Bastet autour de la notion d'une société soumise à une dictature politique. La lisibilité du spectacle joue sur des allusions à l'actualité qui ne manquent pas de faire effet. La soirée est également marquée par les débuts en France (et une prise de rôle !) d'Elisabeth Teige. La soprano norvégienne s'offre avant Bayreuth une prestation de premier plan, rejointe par la Liù d'Adriana Gonzalez et le Calaf de Arturo Chacón-Cruz. La direction de Domingo Hindoyan donne à l'Orchestre philharmonique de Strasbourg, à la Maîtrise, aux chœurs de l'ONR et de Dijon une carrure et une élégance de premier plan. 

Adriana Gonzalez (Liù)

Emmanuelle Bastet revient à Puccini à l'Opéra National du Rhin, avec une Turandot très différente de la Butterfly qu'elle avait présentée à Nancy en 2019. La princesse de glace règne désormais sur un univers contemporain, dominé par les technologies, le shopping compulsif et les réseaux sociaux. Le lever de rideau donne le ton : quelques minutes de rumeur urbaine précédant l'introduction musicale avec sur scène, une foule très dense qui arpente un carrefour commercial qui rappelle le quartier tokyoïte de Shibuya avec ses écrans LED géants projetant en continu des idéogrammes multicolores et des publicités. Le message est clair : Nessun dorma, personne ne dort dans le Pékin de 2023… Les yeux rivés sur les écrans des téléphones, les passants sont interrompus par une police d'État qui procède à de discrets contrôles d'identité, écho explicite à la dictature politique chinoise surveillant les faits et gestes de la population. Précédé par des nervis avec micro-oreillettes et lunettes noires, le Mandarin annonce la couleur : la belle Turandot convie tous ses prétendants à se présenter au palais. Ils subiront l'épreuve des trois énigmes et, en cas d'échec, seront décapités.

La première partie du spectacle concentre l'essentiel des allusions à cette Chine moderne, illustrée par un réseau d'images qui témoignent d'un univers à la fois fasciné par l'Occident et son capitalisme financier mais également très attaché à un modèle conservateur et dictatorial. La scénographie choisit de montrer une classe dirigeante étonnamment peu orientale dans son apparence : l'Empereur Altoum en uniforme blanc vaguement inspiré d'une armée coloniale avec rangées de médailles et surtout Turandot elle-même, en star hollywoodienne enveloppée dans une robe-fourreau en strass. Avec comme ligne rouge une certaine inaccessibilité de la star et du sex symbol, le personnage contraste avec la reine sanguinaire du conte cruel de Gozzi mais du même coup, la sentence devient abstraite, mettant à nu le caractère bi-dimensionnel des caractères principaux, principale faiblesse de l'œuvre. L'inaccessibilité de la star participe à la vénération des prétendants, à commencer par Calaf qui surgit d'une foule davantage victime de la tyrannie d'une société de divertissement que d'un pouvoir politique en particulier. Les allusions à une certaine mentalité geek techno-centrée, aux scanners et instruments de contrôle des corps et des esprits créent une sorte de réseau de symboles qui finit par devenir encombrant dans le déroulement de l'action. Ainsi, ces Ping, Pang, Pong en cadres technos qui jonglent avec tablettes, trottinettes électriques ou bien le visage de l'Empereur qui se multiplie façon Big Brother et propagande.

Raúl Giménez (Empereur Altoum)

De la même façon, l'amour secret de Liù et le rôle de Timur ne s'intègrent pas vraiment dans cette lecture. Le suicide de Liù donne lieu à une scène assez didactique, montrant une foule moins préoccupée par l'idée de lui venir en aide que de filmer l'action avec leurs téléphones portables… Finalement, la mise en scène concentre l'intérêt principal autour du personnage de Turandot – au point de laisser de côté le couple qu'elle doit finalement former avec Calaf. Emmanuelle Bastet travaille les arrière-plans psychologiques d'une princesse star dont les envies de castration vont de pair avec le refus d'une relation sexuelle ou sentimentale. Le livret indique le trauma laissé par l'assassinat de son ancêtre la princesse Lou-ling, par un prince étranger, mais rien n'indique ici qu'il n'y ait pas finalement une autre explication, sans pour autant préciser laquelle… On repère dans des détails comme le jeu des trois ministres avec le voile virginal de soie blanche ou les draps de satin immaculé, une référence explicite à la thématique (mais aussi à la peur) de la défloraison. Sur ce lit très "carsenien" qui trône au début de l'acte III au milieu de la scène, Turandot hésite à commettre un suicide et finit par s'allonger et dormir d'un profond sommeil tandis que Calaf entonne un paradoxal "Nessun dorma"… Une allusion au rêve d'Elsa dans Lohengrin aurait peut-être permis de créer un jeu de réalité-fantasme et faire écho à l'image d'une fille offerte par son père au héros (Altoum/Wotan et Turandot/Brunnhilde). Au lieu de cela, on devra se contenter d'un premier degré qui montre le prince chantant un amour qui tourne aux concepts très actuels du "manspreading", "charge mentale" et autre "consentement". Le finale d'Alfano est donné dans sa version intégrale, sans les coupes maladroites qui Toscanini exigea à la création (et qui continuent de déséquilibrer le sens de la conclusion). L'option scénographique montre Turandot, définitivement refroidie par cet encombrant amoureux, tournant les talons et le laissant seul, éploré, sur le devant de la scène. Impossible de ne pas penser une fois de plus à Robert Carsen (dont Emmanuelle Bastet est régulièrement l'assistante), avec ce chœur en vestes austères et les écoliers agitant leurs petits drapeaux rouges – désormais en tenues bigarrées et "sportwear" qui environnent Turandot comme une allusion à une démocratie qui semble naître des cendres de son amour avec Calaf… Cet ultime coup de théâtre permet de contourner l'obstacle encombrant du happy end mais ne restitue pas forcément toutes les nuances de cette version intégrale du finale.

Arturo Chacón Cruz (Calaf)

Le cast tient toutes ses promesses, à commencer par une Elisabeth Teige qui chante pour la première fois sur une scène française et retrouve le rôle, après l'avoir incarné en 2019 au Deutsche Staatsoper de Berlin. L'expression est ouvertement wagnérienne, avec un métal qui fait la part belle à la couleur et à la projection. Son In questa reggia fait entendre une aisance et une surface vocale qui souligne l'inaccessibilité mais aussi par moment les failles du personnage. Adriana Gonzalez est une Liù aux registres très subtils et contrastés, avec une lumière dans l'aigu qui souligne la tension psychologique qui précède son suicide. Pour sa prise de rôle en Calaf, Arturo Chacón-Cruz offre au personnage un engagement et une franchise dont l'immédiateté éclate dans le Nessun Dorma, moins dominateur dans la vaillance mais d'une ligne remarquable. Raúl Giménez est un Altoum généreux et paternel quand le mandarin de Andrei Maksimov rivalise d'effets saillants et énergiques. Mischa Schelomianski est d'une présence sensible en Timur alors que le trio des Ministres donne à Alessio Arduini (Ping) et Eric Huchet (Pong) une aisance de jeu et de chant que n'a pas tout à fait Gregory Bonfatti (Pang).

Le geste large et engagé de Domingo Hindoyan donne une carrure et un brio qui privilégient un aspect volontaire à la couleur souvent excessivement sentimentale. Il y a du plan large et des lignes de fuite dans cette lecture, faisant fi des limites intrinsèques de certains pupitres comme les cuivres et les cordes graves à laisser s'épancher librement l'expression. Les équilibres sont en revanche remarquables, avec un beau sens du soutien et de l'impulsion. Belle prestation du Chœur de l'Opéra national du Rhin qui associe ses forces à celles du Chœur de l’Opéra de Dijon ainsi que de la Maîtrise de l'Opéra national du Rhin, avec quelques manques de netteté dans les interventions en coulisses mais une belle présence dans les ensembles sur scène.

Arturo Chacón Cruz (Calaf), Elisabeth Teige (Turandot)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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